Ce sera donc la Chine. Avec la descente réussie du module d’atterrissage de la sonde Tianwen-1 sur les étendues désertiques d’Utopia Planitia le 15 mai 2021, l’Empire du Milieu vient de mettre fin à plus de quarante années d’hégémonie américaine quant à l'accès à la surface martienne. Le 20 juillet 1976, l’atterrisseur Viking 1 de la NASA se posait sans encombre sur les plaines de Chryse, devenant le premier engin de l’histoire de l’humanité à rejoindre sain et sauf la surface poussiéreuse et rouillée de la planète rouge. Avant cette date jalon, l’Union soviétique avait tenté à plusieurs reprises de ravir ce trophée aux américains, sans succès. Plus proche de nous, de rares et timorées tentatives européennes échoueront également de manière assez brutale. Jusqu’à présent, la surface martienne était restait donc la chasse bien gardée de la NASA. Avec Tianwen-1, qui comporte un orbiteur, un atterrisseur et un rover, et dès sa première tentative, la Chine vient de mettre fin à cette domination sans partage, et l’événement est aussi symbolique que prophétique pour l’avenir de l'exploration martienne.

De la difficulté d'atteindre la surface de la planète rouge

Parmi tous les corps du système solaire, Mars pose aux ingénieurs qui souhaitent rejoindre sa surface de redoutables problèmes. Le principal responsable n’est autre que l'atmosphère martienne, qui bien que présente est également très ténue. Mieux aurait fallu que la planète rouge ait laissé fuir tout son air dans l’espace, pour devenir un astre sans enveloppe gazeuse, comme c’est le cas pour la Lune. Ou bien qu'au contraire, qu'elle ait pu conserver une atmosphère très épaisse autour d’elle, à l'image de celle de la Terre, du satellite Titan de Saturne, ou mieux encore, de la planète Vénus. Mais si ces deux cas extrêmes - absence d'atmosphère ou atmosphère très épaisse - étaient devenus réalité, Mars n’aurait sans doute pas été Mars.

Autoportrait de la sonde chinoise Tianwen-1 dans l'espace, durant la phase de croisière entre la Terre et Mars. Outre le drapeau chinois, on distingue parfaitement les deux panneaux solaires, l'antenne à grand gain de communication, et le cône blanc du module d'atterrissage, à l'intérieur duquel est niché le rover Zhurong (crédit photo : © CNSA).

La présence d’une atmosphère aussi fine que dynamique et instable autour de la planète rouge oblige les ingénieurs à encapsuler leurs sondes derrière un lourd et imposant bouclier thermique. Quand ces dernières sont lancées directement depuis la Terre, elles arrivent en effet à destination avec une vitesse folle, de l’ordre de 20 000 km/s. Sans bouclier thermique, elles finiraient alors en boule de feu dès qu’elles frôleraient la couche atmosphérique pourtant très fine qui débute à environ 120 km d’altitude. Et si elles sont larguées depuis l'orbite martienne, comme ce fut le cas pour Viking et Tianwen-1, là aussi le bouclier thermique demeure indispensable.

Grâce au freinage fourni par la friction du bouclier thermique avec l'atmosphère, les atterrisseurs parviennent à perdre 90 % de leur vitesse, tout en allant encore bien trop vite pour avoir une chance de rejoindre le sol en un seul morceau. La suite des opérations consiste alors à déployer immanquablement un ou plusieurs parachutes, pour ralentir le plus possible dans l’air très ténu de Mars. Cependant, même si l’efficacité du freinage parvient à être maximale – ce qui est rarement le cas, car malgré les modélisation et calculs savants que les ingénieurs peuvent réaliser, l’atmosphère martienne est, à cause de sa finesse, aussi changeante que capricieuse – ce n’est pas encore suffisant. Un troisième niveau de freinage doit avoir lieu durant la phase terminale de la descente pour adoucir au maximum le contact avec le sol, par l'intermédiaire soit de rétrofusées, ou d'airbags gonflés au dernier moment.

Depuis les débuts de la conquête spatiale dans les années 1960, la situation que nous venons de décrire n’a pas changé d’un iota. Malgré un nombre d’études incalculables ou d’idées plus ou moins lumineuses, aucune astuce miraculeuse n’a jamais été trouvée pour simplifier ou sécuriser les atterrissages sur Mars. Hormis, peut-être, la mise en œuvre d’un niveau vertigineux de maîtrise technologique (avec les budgets qui vont avec), dont la NASA était à présent seul détentrice. Dans l'exploration martienne, l'expérience est effectivement un trésor de guerre.

Au cours de l'histoire de la conquête spatiale, l’Union soviétique a été la première à tenter de mettre le pied sur Mars, et elle a bien failli coiffer tout le monde au poteau avec le module d’atterrissage de la sonde Mars 3 en décembre 1971. Hélas, Mars 3 avait été conçu pour être largué de manière entièrement automatique : le moment de son éjection était effectivement programmé dans ses mémoires bien avant son départ, sans que les ingénieurs aient ensuite la possibilité de l'annuler ou de le différer. Une fois parvenu sur place, et par une malchance impossible à prévoir, le module fut aveuglément propulsé vers le secteur de Terra Sirenum ... au beau milieu d'une gigantesque tempête de poussière. Ballotté dans tous les sens comme un fétu de paille, l'infortuné engin parvient miraculeusement à atteindre la surface, avant que les communications ne soient brutalement et définitivement coupées 20 secondes plus tard. Mars 3 aura juste le temps de transmettre à la terre la première partie d’une image terriblement sombre et qui, même avec les techniques de traitement d’images actuelles, reste encore aujourd'hui globalement incompréhensible.

A défaut d'autre chose, l’expérience consistant à regarder le lancement de Tianwen-1 sur un live stream amateur fut pour le moins surréaliste (crédit photo : © droits réservés).

Dans les communiqués officiels chinois qui ont annoncé et confirmé le bon atterrissage du rover Zhurong le 15 mai 2021, ce dernier n'occupe que la troisième place dans la courte liste des nations s'étant montrées capables de poser une sonde spatiale sur Mars. Cette fausse modestie n'est cependant là que pour éviter de froisser la Russie, avec laquelle la Chine maintient des relations cordiales, car il est difficile de voir comment Mars 3 pourrait en réalité servir à revendiquer quoi que ce soit. Sur le fragment d'image transmis à la Terre, on ne sait effectivement pas où est le sol et où est le ciel. Il est de plus possible que suite à l'impact avec la surface, la sonde se soit retournée, et ait pris son unique cliché à l'envers. L'image ne montre peut-être même rien de martien : ce qui a été imagé par l'objectif de la caméra pourrait n'être que la toile du parachute, qui aurait pu retomber sur la sonde en la recouvrant presque complètement. Suite à Mars 3, aucune autre tentative, soviétique ou russe, de rejoindre la surface martienne n’aboutira jamais.

Après le triomphe des sondes Viking en 1976, la NASA retournera sur Mars vingt années plus tard, en parvenant à déployer en 1997 sur la plaine fluviale d’Ares Vallis le premier rover de toute l’histoire de l’exploration martienne, Sojourner. Son véhicule porteur, Pathfinder, mettra pour la première fois en œuvre un système d’airbags pour la phase finale de la descente, celle au cours de laquelle a lieu le contact tant rêvé avec le sol. L’arrivée de la sonde avait été programmée pour coïncider avec le jour de l’Indépendance américaine, qui est fêté chaque année au 4 juillet (l'idée avait déjà été étudiée pour les Viking, pour être ensuite abandonnée lorsque la nature très accidentée du site d'atterrissage initialement retenu devint une évidence). L'arrivée de Zhurong sur Mars est elle aussi très symbolique pour la Chine : elle apporte en effet pour ce pays une raison de plus de célébrer le centième anniversaire du parti communiste chinois, fondé en 1921.

Depuis les premiers tours de roues et galipettes de Sojourner dans la poussière martienne, la NASA est parvenue à poser des machines roulantes d’une taille toujours plus imposante et d’une complexité toujours plus grande : Spirit et Opportunity en 2003, Curiosity en 2012 et Perseverance en 2021 (ce dernier embarquant également un hélicoptère qui a permis, pour la première fois, de quitter le sol). Des engins fixes seront également posés au sol, Phoenix dans les régions arctiques en 2008 et la station géophysique InSight en 2018 sur la plaine équatoriale d’Elysium. Si elle n’avait pas perdue sa sonde low-cost Mars Polar Lander au-dessus du pôle sud en décembre 1999, la NASA aurait connu un sans-faute.

Les russes continuant à jouer de malchance même avec les satellites destinés à se placer en orbite martienne (comme l’illustrent les pertes dramatiques des sondes Mars 96 en 1996 et Phobos-Grunt en 2011, incapables de quitter la banlieue terrestre), l’Europe fut le seul acteur à oser tenter de rivaliser avec les américains, en vain. La première tentative, réalisée avec le petit module britannique Beagle 2, ne fut pourtant rien moins qu’héroïque. Financée en bonne partie sur fonds privées par son responsable, le charismatique Colin Pillinger, Beagle 2 fut adossée plutôt de force que de gré à la mission Mars Express de l’Agence Spatiale Européenne (ESA). La collaboration entre les britanniques et l’ESA fut particulièrement houleuse, et cette situation déplorable, douloureusement décrite par Colin Pillinger dans son livre autobiographique « My Life on Mars », un ouvrage aussi dense que sidérant, condamna sans doute le petit atterrisseur bien avant son lancement.

L'insertion orbitale de Tianwen-1, immortalisée le 10 février 2021 par une caméra embarqué. On distingue à gauche l'antenne grand gain, et à droite le disque blafard de Mars. Il s'agit de la première mise en orbite d'une sonde chinoise autour de Mars (crédit photo : © CNSA).

Beagle 2 disparut corps et âme le 25 décembre 2003 lors de sa descente vers la plaine d’Isidis. Malgré de nombreuses tentatives pour rétablir les communications, les immenses paraboles des radiotélescopes terrestres recrutés dans l'urgence pour le sauvetage restèrent silencieuses. Onze années plus tard, l’épave fut localisée grâce à la caméra à très haute résolution d’un satellite américain (Mars Reconnaissance Orbiter), et les ingénieurs découvrirent stupéfaits que la petite sonde avait contre toute attente réussi à parvenir au sol saine et sauve, après la traversée de l’atmosphère sous bouclier thermique, la descente sous parachute et le déploiement d’airbags. C'est en refusant de s’ouvrir que l’un des panneaux solaires, en bouchant le champ de vision de l'unique antenne de communication, mettra du même coup fin de façon irrévocable et cruelle à la mission.

L’agence spatiale européenne tentera de retourner sur Mars en 2016, avec le module Schiaparelli de la mission ExoMars. Contrairement à Beagle 2, son sort fut très rapidement connu, épargnant à ses concepteurs les angoisses de l'attente et de l'incertitude. Le 19 octobre 2016, durant la descente, peu après avoir déployé son parachute, les communications furent brutalement coupées, ce qui sur Mars n'est jamais de bonne augure. Le lendemain, en survolant le site d’atterrissage, le satellite Mars Reconnaissance Orbiter découvrit la présence d’une nouvelle tâche sombre à la surface martienne, et des prises de vues ultérieures en expliquèrent la raison : la cicatrice hideuse d'un cratère d’impact de 2,5 mètres de diamètre, entourés de débris métalliques tordus et calcinés.

La cause de l’échec du module Schiaparelli fut rapidement identifiée : juste après l’ouverture de son parachute, l’engin se mit à osciller, en troublant pendant un instant sa station de navigation inertielle, dispositif dont la sonde dépend pour connaître son orientation dans l'espace. La période, pourtant très courte, de désorientation, signa la fin de la capsule, qui devint comme folle. Mis face à une avalanche de données incohérentes, l’ordinateur de bord décida de manière erronée que le contact avec la surface martienne avait été soudainement atteint (et plus qu'atteint : le calculateur détermina que son altitude était passé presque instantanément de quelques kilomètres à -18 km sous la surface !), et ce alors que la sonde était encore en réalité en plein vol. Toujours d'après les données de la centrale de navigation inertielle, l'orientation supposée de Schiaparelli dans l'espace était devenue on ne peut plus improbable : pour l'ordinateur de bord, la sonde avait apparemment la tête en bas, après une culbute à 180° : une situation impossible, étant donné que le radar, dont les antennes sont par nature dirigées vers le bas, était toujours verrouillé sur le sol, et non en train de fouiller désespérément le ciel. Face à ce chaos d'informations, Schiaparelli largua son bouclier arrière (sur lequel était attaché le parachute), alluma ses rétrofusées pendant 3 secondes avant de les couper tout aussi capricieusement, et termina son périple par une chute libre de presque 4 kilomètres, en frappant la surface à une vitesse d'environ 300 km/h. Comble de l'ironie, incapable de déterminer qu'il tombait comme une pierre (une information pourtant fournie par le moindre accéléromètre à bord), il commença à activer ses instruments, pensant être arrivé à bon port, immobile et en sécurité à la surface de Mars.

L’échec dramatique et peu flatteur de Schiaparelli, les nombreux reports du programme ExoMars auquel il appartient, et l’annulation du lancement du rover Rosalind Franklin en 2020 à cause d’une série d’anomalies techniques critiques touchant les deux parachutes principaux, illustrent bien à quel point l’atterrissage sur Mars reste un exercice de haute voltige, et permet de comprendre toute la portée de l’exploit réalisé par la Chine avec Tianwen-1.

Tianwen-1, ou la fin de l'hégémonie américaine sur Mars

Le 15 mai 2021 à 1h18 heure française, en parvenant à se poser en douceur sur la plaine d'Utopia, une région déjà visitée, 45 ans plus tôt, par la sonde américaine Viking 2, le module d'atterrissage de la sonde chinoise Tianwen-1 a donc brisé de manière définitive le monopole jusqu'à présent absolu de la NASA pour l'austère surface martienne. Et accessoirement montré au monde entier ce que le made in china peut accomplir, quand la Chine s'en donne les moyens. Cependant, avant d'aborder directement cet prouesse, il me semble intéressant de faire une petite parenthèse, et d'évoquer la façon dont la Chine a communiqué sur Tianwen-1, que ce soit durant le lancement, l'insertion en orbite, ou l'atterrissage de Zhurong.

Malgré l'importance de la mission Tianwen-1 dans l'histoire de l'exploration martienne, il est frappant de constater que tous les moments clés, y compris l'atterrissage, n'ont pu être suivis et vécus que de manière très indirecte et détournée. La culture du secret étant un pilier fondamental du parti communiste chinois, il n'est guère surprenant que l'effort de communication de l'agence spatiale chinoise, la CNSA, soit bien différent de ce à quoi la NASA nous a habitué depuis des décennies. Mais entre savoir une chose et la vivre, il y a tout un monde.

Un exemple récent illustre bien les spécificités de la Chine en matière de traitement de l'information. Lorsque le réseau Internet s'est déployé de manière spectaculaire sur le globe dans les années 2000 (en permettant ainsi à des millions d'internautes de suivre en direct les aventures martiennes du petit rover Sojourner), le régime chinois a très rapidement compris l'usage qu'il pouvait en tirer, ainsi que les aspects - susceptibles de mettre à mal sa stabilité - qu'il lui fallait redouter. A l'époque, de nombreux observateurs extérieurs avaient estimé que l'ouverture permise par Internet n'était en aucun manière compatible avec la philosophie politique chinoise, et ils eurent bien tort. La Chine choisit en effet de bénéficier elle aussi des immenses possibilités du réseau mondial, tout en refusant ou en bloquant sévèrement l'influence d'acteurs majeurs étrangers, comme Google, Facebook ou Twitter, pour les remplacer par des versions locales, bien plus facilement manipulables et contrôlables. On l'aura donc compris, la Chine est tout à fait disposée à partager des informations, mais uniquement si ces dernières ont été validées en amont par les instances décisionnelles du régime.

Le lancement de Tianwen-1 le 23 juillet 2020 est un cas d'école pratique sur ce qui vient d'être dit, et sur la manière dont la Chine communique vis à vis de son programme spatial civil : le décollage de la fusée fut presque impossible à suivre en direct, et de nombreuses informations contradictoires entouraient la date et l'heure précise de l'événement en question, plongeant tout le monde dans une sorte de brouillard. Plusieurs flux vidéos, qui s'étaient donnés pour objectif de suivre et de partager le départ de la sonde, furent coupés de manière définitive et sans préavis quelques heures avant le supposé lancement. L'un d'entre eux au moins réussit à passer à travers les mailles de la censure, mais la personne qui filmait, probablement agacée de devoir patienter à bonne distance du pas de tir sans rien voir venir, finit par dépit à démonter son matériel, et ce juste au moment même où les moteurs du lanceur furent enfin mis à feu : le résultat fut aussi remarquable que surréaliste pour les spectateurs encore présents sur le live : la fusée Longue Marche 5 s'ébroua, puis décolla ... à l'horizontale, en sortant pratiquement tout de suite du cadre de l'image.

Capture d'écran réalisée durant la mise en orbite de la sonde chinoise Tianwen-1 le 10 février 2021. Malgré un blackout côté chinois, l'événement avait pu être suivi en direct grâce à des radio-amateurs spatiaux, capables, via des moyens sophistiqués, de capter les signaux radios émis par les sondes spatiales. L'écran ci-dessus montre la porteuse de Tianwen-1, entourée de deux lobes de données. On note également à ce moment-là la retransmission vers le sol de télécommandes (crédit photo : © AMSAT-DL/Philippe Labrot).

L'imposante Longue Marche qui transportait Tianwen-1 était cependant bardée de caméras. Une fois le succès du lancement assuré, l'agence spatiale chinoise, la CNSA, a rendu public une quantité appréciable d'images et de vidéos de haute qualité, qui ont permis d’admirer en différé la séparation du premier étage, l’éjection de la coiffe, ou encore l'injection de la sonde sur son orbite de transfert. Pour la Chine, la volonté de montrer ce qui est réalisé est donc clairement là. Ne pouvant accepter de perdre la face, la communication est dans le même temps totalement découplée des événements eux-mêmes. Une situation qui, dans un monde obsédé par l'instantanéité, peut faire grincer des dents, ou paraître dommageable.

La philosophie de communication chinoise, si elle peut s'avérer frustrante, permet cependant de ménager de la place pour d'agréables surprises. Ainsi, le 1er octobre 2020, pour célébrer la fête nationale du pays, la Chine a publié une vue spectaculaire de la sonde Tianwen-1 en pleine phase de croisière, sur le fond obscur des abîmes de l’espace interplanétaire. La technique utilisée pour obtenir cet inattendu et surprenant selfie est clairement inédite dans l’histoire de l’exploration spatiale. La publication des images fut l'occasion d'apprendre que Tianwen-1 embarquait de petits modules photographiques jetables alimentés par batterie. Après avoir été éjecté dans l’espace, et tandis qu’il tourbillonnait sur lui-même, l'un de ces appareils photos miniatures de 700 grammes a réalisé une série de clichés (un par seconde) grâce à deux objectifs grand-angle situés de chaque côté. Les images furent transmises à Tianwen-1 par liaison WIFI, puis relayées ensuite à la Terre. La photographie la plus marquante dévoile distinctement les principales structures de l'énorme sonde de 5000 tonnes qu'est Tianwen-1 : le bus hexagonal revêtu de son isolation thermique dorée, les panneaux solaires ainsi que le bouclier conique qui renferme l’atterrisseur et le rover, Zhurong. Après l'insertion orbitale, qui a eu lieu le 10 février 2021, une courte mais magnifique séquence vidéo, montrant la sonde en train de croiser Mars, à la manière d'un vaisseau tout droit sorti d'un film de science-fiction, fut également rendue publique par la Chine.

De la difficulté de suivre en direct les exploits chinois

Assister en direct aux moments phares d'une mission martienne chinoise s'avère donc être une épreuve d'humilité. Mais c'est de Mars dont il s'agit, et personne n'avait prévu l'entrée en scène de radio-amateurs d'un genre nouveau, tout à fait dignes de figurer dans X-Files au côté de Fox Mulder et des Lone Gunmen. Maîtrisant à la perfection la problématique des télécommunications spatiales et rompus comme personne à l'orbitographie, disposant d'un accès privilégié à des antennes radio de grands diamètres, ces pirates radio de l'espace parviennent à réaliser des miracles. Le suivi de l'insertion orbitale de Tianwen-1 le 10 février 2021 par le groupe de radio-amateurs allemands AMSAT-DL en constitue un exemple frappant.

Comme il fallait s'y attendre, aucune information officielle précise n’avait été communiquée par l'agence spatiale chinoise quant à l'arrivée de la sonde Tianwen-1 dans la banlieue martienne, et le freinage qu'elle devait impérativement effectuer pour se laisser capturer par le champ de gravité martien. Cependant, en étant capables de collecter et d'analyser les données radio transmises par la sonde à des millions de kilomètres de là, les membres d'AMSAT-DL étaient parvenus à déterminer assez précisément la trajectoire suivie par l’engin, ainsi que le moment où la manœuvre de mise en orbite devait nécessairement avoir lieu. Grâce à l’antenne parabolique de 20 mètres équipant l’observatoire de Bochum en Allemagne, ils ont permis à une petite poignée de passionnés (moins de 200 personnes étaient connectées sur la fin) de suivre, en direct sur un flux Youtube, l’insertion orbitale de Tianwen-1.

Dirigée vers la planète rouge, qui se trouvait alors à une distance de presque 200 millions de kilomètres, la parabole de l'observatoire de Bochum a permis de capter les signaux de la sonde chinoise, qui transmettait à une fréquence proche de 8,4 Ghz dans la bande X via son antenne à faible gain. Bien que les paquets de données ne soient généralement pas cryptés, il est extrêmement difficile, sans connaître la manière dont les informations sont codées à l'intérieur, de lire et d'exploiter ces derniers, y compris si ces derniers respectent le protocole standardisé CCSDS. Cependant, l'analyse de l'onde porteuse (sur laquelle les informations devant être transmises sont modulées) offrait la possibilité de réaliser une mesure du décalage Doppler des signaux, c’est-à-dire des variations de la fréquence de transmission dues aux changements continuels de distance entre le récepteur (l'observatoire de Bochum) et l’émetteur (Tianwen-1). Or le Doppler est une mine d'or quand il s'agit de savoir ce que fait une sonde spatiale.

En effet, plus Tianwen-1 était attirée par le puit de gravité martien, plus sa vitesse et la distance la séparant de la Terre augmentaient de manière rapide, et plus le décalage Doppler devenait important. En freinant la sonde, et donc en diminuant sa vitesse, la mise à feu du moteur principal pouvait également être détecté de manière imparable par mesure Doppler. La ré-acquisition des signaux, après le passage de la sonde derrière la face cachée de Mars, puis la détermination des paramètres de l'orbite de capture après la collecte d'une certaine quantité de données, permettait de plus de savoir si la manœuvre d'insertion orbitale s'était déroulée comme prévu. Même si elle l'avait voulu, la Chine n'aurait donc rien pu cacher au reste du monde, ce qui ne l'a pas empêché de faire quand même profil bas jusqu'à ce que le succès de la mise en orbite devienne une certitude.

La séquence d'atterrissage du rover chinois Zhurong de la mission Tianwen-1 (cette infographie, la plus complète sur le sujet, semble apparemment être le fruit du travail d'un passionné, plutôt qu'un document officiel). Comme les sondes Viking, l'atterrissage de Tianwen-1 repose sur une désorbitation : le module d'atterrissage, initialement fixé sur l'orbiteur, se met en orbite autour de Mars en même temps que lui. Ce n'est qu'une fois le site d'atterrissage identifié et certifié que la séparation peut avoir lieu. La séquence d'atterrissage elle-même ne dure qu'une poignée de minutes : après un freinage sous bouclier thermique, la sonde déploie un parachute, et termine sa descente grâce à des grappes de rétrofusées (crédit photo : © Vony7).

Le 10 février 2021, l'équipe des radio-amateurs d'AMSAT-DL avait partagé sur Youtube l'écran d'une console, grâce à laquelle il fut possible de suivre par procuration la totalité de la séquence de mise en orbite de Tianwen-1. Le mode d'affichage le plus hypnotisant, qui répond à l'appellation poétique de chute d'eau (waterfall en anglais) affichait les soubresauts continuels de la porteuse, sur laquelle l'antenne était verrouillée, et ce en fonction du temps. Sur le côté gauche de l'écran, le Doppler était continuellement mis à jour. De nombreuses explications plus ou moins techniques étaient fournies sur le chat associé au streaming par les animateurs, et malgré l'austérité visuelle des informations recueillies, il était bien difficile au bout d'un moment de décoller de son ordinateur. Vivre l'insertion en orbite de Tianwen-1 dans ces conditions donnait un avant-goût de ce qui allait se jouer lors de l'atterrissage du rover Zhurong : là aussi, sans les quelques radio-amateurs spatiaux du net, les corsaires de la bande X, il n'y aurait apparemment point de salut. On pourrait estimer qu'une telle situation est regrettable, car suivre une mission aussi ambitieuse que Tianwen-1 de cette manière-là n'est guère évident, sans quelques connaissances techniques ou travail de documentation en amont. D'un autre côté, ces coups d'oeil jetés au travers du verrou médiatique chinois constituent une formidable opportunité pour plonger au cœur de la complexité, aussi intimidante que fascinante, des télécommunications spatiales, et de découvrir, certes un peu contraint et forcé, l'envers du décors.

L'insertion orbitale de Tianwen-1 l'avait laissé prévoir : l'arrivée au sol de la plateforme d'atterrissage de Tianwen-1 et de son rover Zhurong risquait d'être particulièrement délicate à suivre. Ce fut en effet le cas. Avertis par un communiqué laconique de la CNSA postés un peu plus tôt, le 14 mai 2021 en début de soirée, les radio-amateurs spatiaux AMSAT-DL, à l'affût depuis plusieurs semaines avec d'autres équipes, notèrent une perte de signal de Tianwen-1, qui fut attribuée à juste titre à un changement d'orientation (ou d'attitude) de l'engin, en prévision de l'allumage des moteurs pour la manœuvre critique de désorbitation. A ce moment-là, il était évident que quelque chose d'important se préparait, et que les nombreuses rumeurs circulant sur Internet quant à l'imminence de l'atterrissage devaient d'une manière ou d'une autre colporter une part de vérité.

Suite à la séparation avec son vaisseau porteur, l'orbiteur Tianwen-1, le rover Zhurong et sa plateforme entament la première étape de la séquence d'atterrissage : la traversée de l'atmosphère martienne, sous la protection d'un bouclier thermique. Comme pour Curiosity et Perseverance, l'entrée est guidée, et la capsule, dont le centre de gravité était dès le départ excentré, utilise son bouclier comme l'aile d'un avion pour générer de la portance et optimiser sa trajectoire. Contrairement aux engins américains, le recentrage à l'issue de la séquence d'entrée n'est pas assuré par le largage de masselottes, mais par le déploiement d'un aileron latéral (Crédit photo : © CNSA/CAST).

Comme pour les sondes Viking il y a plus de quarante ans, la Chine avait parié sur une désorbitation, plutôt que de se lancer dans une entrée balistique directe depuis la Terre. Ce type de scénario signifie que le module d'atterrissage, couplé à l'orbiteur, est destiné à se retrouver d'abord en orbite autour de Mars, avant qu'une séparation ne puisse intervenir pour lui permettre de voler de ses propres ailes et de rejoindre la surface martienne. Or la séparation ne peut avoir lieu que si le module d'atterrissage, encore attaché à l'orbiteur, est placé sur une trajectoire de collision avec la planète rouge. Une désorbitation temporaire du train spatial est donc nécessaire, avant que le largage de la capsule de descente ne puisse avoir lieu.

La désorbitation constitue donc la première étape de l'atterrissage : pour que ce dernier puisse avoir lieu, et grâce à l'allumage de ses moteurs, Tianwen-1 devait modifier ses paramètres orbitaux, pour se placer sur une orbite recoupant la surface martienne (le terme recoupé signifie que si cette dernière était suivie jusqu'à son terme, l'orbiteur et la capsule d'atterrissage se seraient écrasés à la surface de Mars). La désorbitation devait nécessairement avoir lieu plusieurs heures avant la descente du module d'atterrissage, de manière à permettre aux ingénieurs chinois, par diverses mesures radios, de vérifier que la nouvelle orbite de collision suivie était bien celle voulue. En cas d'anomalies, ils avaient alors tout la latitude d'annuler l'atterrissage, et de remonter le train spatial sur une orbite sûre, avant de retenter la manœuvre un peu plus tard. Dans les faits, la désorbitation ayant été un succès dès la première tentative, les contrôleurs au sol ont ordonné à Tianwen-1 de libérer le module d'atterrissage, puis d'entamer une manœuvre d'évitement de collision, pour remonter sur une orbite sécurisée, tandis que la capsule de descente, désormais autonome, plongeait sans possibilité de retour vers son destin.

Sur le sol allemand, rivés à leurs consoles, les radio-amateurs de Bochum n'ont pu suivre (et les internautes avec eux) que la manœuvre de désorbitation du couple orbiteur/atterrisseur, puis celle d'évitement de collision de l'orbiteur (une fois la séparation de l'atterrisseur effectuée). Ils ne leur étaient effectivement pas possible de traquer directement l'atterrisseur. Si ce dernier émettait bel et bien des signaux à la fois en UHF à destination de l'orbiteur, et en bande X à destination de la Terre et/ou de l'orbiteur, il ne pouvait que demeurer invisible pour l'antenne de 20 mètres de l'observatoire de Bochum. Cette dernière n'était en effet pas assez puissante pour pouvoir recueillir les signaux UHF (destinés à établir une communication dans l'environnement local martien, ceux-ci étaient extrêmement ténus). Quant aux signaux en bande X, même en admettant qu'ils aient été d'une force suffisante pour pouvoir être captés depuis la Terre, leur fréquence d'émission était inconnue, et leur détection inenvisageable. De plus, vers minuit, la planète Mars devait passer sous l'horizon, interrompant de ce fait définitivement toute tentative d'écoute depuis l'Allemagne. La totalité du plongeon du rover Zhurong vers le sol martien, d'une durée approximative de 9 minutes, s'est donc déroulée à guichet fermé, au moins pour le public civil. Seule certitude, des changements subtils dans la structure de la télémétrie capturée avant que Mars ne quitte le ciel germanique attestaient que Tianwen-1 s'était bien délesté de son module d'atterrissage, sans que l'état de ce dernier puisse être connu.

Une fois le phase d'entrée terminée, la capsule de descente de Tianwen-1 déploie un parachute pour continuer à freiner. Le bouclier thermique, désormais inutile, est largué, et son départ permet alors à la plateforme qui supporte le rover de déployer ses patins d'atterrissage. Le champ de vision vers le bas étant maintenant dégagé, un radar peut se verrouiller sur la surface, pour contrôler la descente. Il y a fort à parier qu'à l'instar des sondes lunaires chinoises Chang'e, le module sol de Tianwen-1 ait également mis en œuvre des systèmes optiques sophistiqués de navigation de terrain et d'évitement de dangers (caméra et lidar). La phase finale de la séquence d'atterrissage consiste à larguer le parachute, et, après avoir réalisé une manœuvre d'évitement, à terminer le freinage via un ensemble de rétrofusées, au cours d'une descente vers le sol à vitesse verticale constante (Crédit photo : © CNSA/CAST).

Quelques heures après l'atterrissage proprement dit, la Chine annoncera officiellement le succès de l'atterrissage, mais les premières images, attendues fébrilement par presque tout le monde, ne seront rendues publiques que le 19 mai vers 13:00 heure française, soit plus de quatre jours après la dépose effective du rover au sol. Une situation inhabituelle par rapport aux missions américaines (où les premières images arrivent presque instantanément, en donnant une fausse illusion de routine), mais qui n'a en réalité rien d'étonnant, étant donnée les contraintes de télécommunications auxquelles la Chine fait face, pour la première fois de son histoire, sur Mars.

Juste après l'atterrissage, le seul lien radio reliant le rover Zhurong (encore juché sur sa plateforme) et la Terre était une liaison directe en bande X, dont le débit est par nature excessivement faible (16 bps). Il est très probable que ce lien n'aura servi qu'à transmettre des données vitales de télémétrie relatives à la santé du module d'atterrissage vers les centres de contrôle chinois. Pour les communications avec la Terre, la pièce maîtresse n'est autre que l'orbiteur Tianwen-1, la Chine ne pouvant pas s'appuyer, comme c'est le cas pour la NASA et l'ESA, sur une flottille de satellites déjà présents sur place, et dont les orbites peuvent être modifiées pour maximiser le nombre de fenêtres de communication.

Deux jours après l'atterrissage proprement dit, soit le 17 mai 2021, Tianwen-1 a modifié de manière drastique l'orbite scientifique sur laquelle elle était revenue (notamment la période de révolution, qui passera de 48 heures à 8 heures), après son plongeon temporaire pour larguer Zhurong. Désormais positionné sur une orbite de relais, le satellite a pu commencer à survoler directement le site d'atterrissage du rover, et établir avec l'engin des liaisons à haut débit, à la fois dans la bande X et en UHF. Parmi le premier jeu de données transmis à l'orbiteur se trouvait deux images remarquables de la surface (l'une en N&B, la seconde en couleurs, ci-dessous), ainsi qu'une courte vidéo montrant l'éjection de la capsule de descente, après le positionnement de Tianwen-1 sur l'orbite de collision.

Les deux premières images, somptueuses et de grande qualité, du module d'atterrissage de la mission chinoise Tianwen-1 : à gauche, on distingue le pont du rover, dont l'antenne grand gain et les panneaux solaires sont déjà déployés, et à droite les rampes de descente vers une surface martienne très plate et praticable (bien moins accidentée que celle de Viking 2, jonchée de cailloux), avec une absence notable d'obstacles. Plus rien ne semble donc pouvoir se mettre en travers du chemin de Zhurong, qui dispose désormais d'un accès parfaitement dégagé à la planète rouge tant convoitée (Crédit photo : © CNSA).

Côté opérations, l'agence spatiale chinoise a rapidement indiqué que Zhurong avait réussi à déployer ses panneaux solaires, son mât et son antenne radio directionnelle en bande X. Plus étonnant, la rampe, autorisant la descente au sol de l'engin, a été déroulée très rapidement. Il est peu probable que cette dernière opération ait été réalisée de manière entièrement automatique, en aveugle, ce qui pourrait signifier que les contrôleurs au sol chinois ont été rapidement en possession d'au moins quelques images de basse définition, sur la base desquelles la décision de déployer les couloirs de sortie du rover a vraisemblablement été prise.

Jusqu'où ira la Chine sur Mars ?

Récapitulons. Pour sa première mission martienne, la Chine est parvenue à placer un satellite en orbite, à larguer au sol une plateforme statique, elle-même conçue pour livrer passage à un rover de classe Spirit/Opportunity (si Zhurong ressemble effectivement aux MER, sa taille est cependant imposante, au point d'être comparable à celle des rover Curiosity et Perseverance). Bien entendu, certains observateurs chagrins ont immédiatement fait remarquer que la désorbitation d'une capsule d'atterrissage n'avait plus été utilisée depuis les Viking dans les années 1970s, que le site d'atterrissage choisi était extrêmement plat et monotone, sans grande envergure, que la plateforme était une copie de celle employée pour les missions américaines Phoenix et InSight, et que, au moment même où la Chine se pose sur Mars, la NASA fait quant à elle voler un hélicoptère sur place.

Tout cela est vrai, mais cela n'enlève rien à l'ampleur de la première mission chinoise, qui laisse pantois. Même dans le cas où les résultats scientifiques collectés par Tianwen-1 depuis l'orbite, et le rover sur Utopia Planitia, se révéleraient anecdotiques, ce qui reste encore à prouver, la mission est d'ores et déjà un succès technologique éclatant et incontestable, et ce avant même d'avoir vraiment commencé. Et s'il est facile de s'amuser au jeu des différences et des ressemblances avec la sonde Viking 2 lancée en 1975, personne ne peut contester que la Chine est en train de rattraper à toute allure son retard, avec une vitesse de progression tellement rapide qu'elle en devient fascinante.

Si la virtuosité technique est manifestement là, qu'en est-il de la science ? D'un point de vue scientifique, la charge utile embarquée sur l'orbiteur et la station au sol (rover compris) est conventionnelle, dans la lignée de celles déployées par la NASA. Les instruments sélectionnés sur la mission demeurent toutefois très modernes, voire à l'avant-garde des expérimentations effectuées aujourd'hui par la communauté scientifique internationale. L'orbiteur est ainsi équipé avec des caméras de bonne facture, un spectromètre infrarouge permettant de réaliser des cartographies minéralogiques, un radar pour sonder le sous-sol, un magnétomètre et d'autres détecteurs dévolus à l'étude de l'atmosphère martienne (et sa fuite dans l'espace). Du solide donc. Côté sol, la charge utile est d'une qualité similaire : caméras, radar, magnétomètre (le premier embarqué sur un rover), l'indispensable station météorologique, sans oublier un spectromètre d'ablation laser (LIBS), un instrument dont l'utilisation est très récente sur Mars (le premier spectromètre de ce type, ChemCam, fut embarqué sur Curiosity). Bien que déjà visité ponctuellement par Viking 2 il y a 40 ans et choisi principalement sur des critères techniques, avec ses sols polygonaux, son pergélisol, ses cônes volcaniques et ses étranges dômes de boue, le site d'Utopia Planitia reste une région très intéressante d'un point de vue géologique, d'autant que la mobilité offerte par Zhurong augmente la probabilité de réaliser des découvertes inattendues.

Le volet scientifique est donc à l'image de l'excellence technique, et a été pris très au sérieux par l'agence spatiale chinoise. Si la charge utile de Tianwen-1 est manifestement orientée vers une première reconnaissance prudente, géologique et minéralogique, de la planète, plutôt que sur la recherche plus hasardeuse de traces de vie passées ou actuelles, et même si le risque de redondance avec les précédentes missions existe bel et bien, Tianwen-1 n'est clairement pas un simple démonstrateur technologique sophistiqué, ou une simple mission de prestige, destinée à frapper un grand coup sans rien assurer derrière. Il semble évident que le premier pas de la CNSA sur Mars n'est que le premier d'une longue série, et c'est probablement ce qui est le plus intéressant avec Tianwen-1 : non pas la mission elle-même, mais ce qui va suivre.

Après 40 ans d'exploration robotique in-situ de la planète rouge, la NASA a définitivement changé de stratégie en s'engageant avec Persevérance dans une vaste campagne de retour d'échantillons. Pour l'agence spatiale américaine et ses partenaires, les études et mesures réalisées sur place ont montré leurs limites, et il est donc grand temps de passer à l'étape suivante, qui va consister à ramener des échantillons scrupuleusement sélectionnés de sol, de roches, de poussière et d'atmosphère sur Terre, pour pouvoir les analyser avec toute la puissance des meilleurs laboratoires internationaux. L'idée d'un retour d'échantillons martiens fait rêver la communauté scientifique depuis des décennies, et au vu de l'expérience engrangée par la Chine avec les missions lunaires Chang'e, il est très probable qu'après être parvenue à déployer du premier coup sur Mars un orbiteur, une plateforme statique et un rover, l'Empire du Milieu va prendre un immense raccourci et aller directement à la case retour d'échantillons. Outre l'immense perspective qu'il ouvrirait sur le plan scientifique, un tel scénario permettrait également à la Chine de damer le pion, d'une manière pacifique mais aussi terriblement intimidante et brutale, à l'Europe et aux États-unis.

Si la stratégie de la Chine est de réaliser le premier retour d'échantillons martiens de toute l'histoire de la conquête spatiale, celle-ci n'aurait pas besoin de déployer une stratégie aussi complexe, précautionneuse et étudiée que celle de la NASA et de l'ESA. Elle pourrait en effet se contenter d'aller au plus court, en exploitant la technique dite du grab sampling (ou grab bag) en anglais. Il s'agirait ni plus ni moins que de se poser, de collecter avec un bras robotique et d'autres dispositifs ce qui traîne dans les environs immédiats de l'atterrisseur (sol, galets, atmosphère), de placer le tout au sommet d'une petite fusée, qui décollerait ensuite pour l'orbite martienne. Une fois parvenue sur une orbite de parking, la fusée libérerait le conteneur à échantillons, qui serait ensuite transbordé sur un orbiteur puis ramené sur Terre sans plus de délibérations.

L'un des verrous technologiques majeurs de tous les scénarios de retour d'échantillons est la mise au point du véhicule de remontée, ou MAV. Etant donné les ressemblances qu'un tel engin possède avec des missiles, et le niveau de développement technologique militaire auquel est parvenue la Chine, rien ne laisse penser que les chinois ne puissent pas concevoir un véhicule de remontée martien fonctionnel, qui soit du même niveau de fiabilité qu'un système américain équivalent. Sans compter que les premiers travaux sérieux concernant un MAV viennent seulement de débuter outre-Atlantique. Si jamais les chinois se sont déjà attelés, à l'insu de tous, au problème, il est tout à fait plausible qu'ils puissent se retrouver dans une position très avantageuse, au moins sur le planning, en ce qui concerne le MAV.

La mise au point et l'envoi d'un orbiteur de retour, permettant de traquer puis de capturer en orbite martienne le container à échantillons, pour le ramener ensuite illico presto sur Terre, représente également un challenge technologique majeur (il est peu probable qu'un MAV permettant un retour direct, sans passer par l'intermédiaire de l'orbite martienne, puisse être mis au point pour l'instant). Mais là encore, la Chine semble tout à fait capable de le relever. L'agence spatiale chinoise a acquis une grande expérience des rendez-vous orbitaux. Quant aux systèmes de repérage/guidage optique autorisant la localisation du container, ils seront nécessairement dérivés de technologies militaires préexistantes. Si l'on ajoute à cela le fait que la Chine, plutôt que d'échelonner les divers départs nécessaires à un retour d'échantillons, a les épaules suffisamment larges pour pouvoir lancer en même temps, au cours d'une seule et unique fenêtre de tir, la totalité des modules nécessaires à l'entreprise, elle pourrait clairement se retrouver en pole position, et gagner la course aux échantillons. Quitte à arrondir un peu les angles sur l'épineuse question de la protection planétaire, qui, bien que tout à fait légitime (scientifiquement et politiquement), grève énormément les budgets et complexifie fortement, parfois à l'excès, la mise au point des systèmes.

Il ne fait aucun doute que si la Chine s'engage dans une campagne de retour d'échantillons martiens, évoquée et fantasmée depuis les années 1970s, certaines agences spatiales vont devoir sérieusement se remettre en question, et dans l'intervalle de nombreuses susceptibilités vont se retrouvées froissées. Bien entendu, un tel exploit ne sera au final qu'un tremplin pour l'envoi de missions habitées, mais pour une très longue période encore, l'homme sur Mars ne quittera pas le domaine de la science-fiction. Si la Chine décide d'envoyer des taïkonautes hors du champ d'attraction terrestre, et de déployer la première base spatiale de l'histoire de l'humanité, ce sera à moyen terme sur notre satellite, la Lune. Pour la planète rouge, tout se jouera à beaucoup plus long terme, et le destin des civilisations étant de naître, de vivre puis de mourir, rien ne dit que d'ici là, la Chine ne se sera pas à nouveau repliée sur elle-même, en régressant sur de nombreux plans, comme elle l'a déjà fait à certaines reprises au cours de son histoire plurimillénaire.

Une chose est sûre toutefois : avec l'arrivée de ce nouvel acteur sur l'échiquier martien, la planète rouge n'a pas fini de nous envoûter.

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