Cette page relate un voyage en Patagonie effectué avec Terres d'Aventure du 7 novembre au 23 novembre 2008. Le circuit " Les derniers confins de la Terre " proposait, en 17 jours, un périple superbe et varié dans les secteurs les plus australs de notre planète. Pour chaque journée, vous trouverez un petit récit qui s'attache à présenter les points que j'ai trouvé marquants. Quelques photographies, prises avec un appareil numérique Sony Cybershot DSC-W12 (5,1mégapixels, zoom optique 3x), illustrent l'ensemble. Particularité intéressante si vous désirez replacer ce voyage dans son contexte spatial, j'ai enregistré pratiquement quotidiennement nos déplacements à l'aide d'un GPS Garmin Oregon 400T, sur lequel était chargé une dalle Argentine/Chili disponible gratuitement sur Internet (Mapear v7.0). Les traces ont été converties pour être exploitables par le fabuleux logiciel Google Earth. Lorsque vous ouvrirez un itinéraire sous ce dernier, vous serez automatiquement positionné au point de départ, à une altitude d'environ 25 kilomètres, le parcours suivi apparaissant sous la forme d'un ruban rouge, violet ou vert. En haut à droite apparaîtra une petite échelle, qui permet de rejouer le parcours dans le temps. La position est alors marquée par une petite icône verte, qui indique également le mode de déplacement (à pied, en bus ou en bateau). Il est recommandé de fermer Google Earth avant d'ouvrir une nouvelle trace si vous voulez utiliser cette fonction, car le logiciel semble se mélanger un peu les pinceaux au niveau temporel. L'échelle indique toujours l'heure locale, et il n'est donc pas nécessaire de modifier le fuseau horaire dans Google Earth si vous êtes en France. A titre d'indication, le décalage horaire était de 3 heures à Buenos Aires, et 4 heures pour le reste de l'Argentine et du Chili. Ces traces GPS constituent une excellente alternative aux photographies pour découvrir et suivre notre cheminement en Amérique du Sud.
Jour 1 (vendredi 7 novembre 2008)
Par définition, tous les endroits les plus reculés de la planète sont difficiles d'accès. Certes, nous ne sommes plus au temps des pionniers ou les hommes devaient progresser à travers des paysages vierges et inconnus, le plus souvent à pied ou à dos d'animal. Néanmoins, même encore aujourd'hui, atteindre le bout du monde à quelque chose d'éprouvant. Notre voyage a véritablement débuté à l'aéroport d'Orly, ou dès 5h30 du matin le 7 novembre 2008, nous avons du patienter pour prendre un vol Paris - Madrid d'une durée de deux heures environ. Une fois parvenu dans la capitale espagnole, nous avons pris un vol pour Buenos Aires d'une durée de 12 heures. Entassé comme des sardines dans l'habitacle d'un gros porteur, il est particulièrement difficile de se convaincre que l'on se dirige vers les steppes immenses et désolées de la Patagonie. Aussi long que fatigant, ce vol fut pour moi une véritable épreuve. Néanmoins, il n'était pas aussi interminable qu'il en paraissait, et c'est avec une joie non dissimulée que j'ai foulé pour la première fois le sol argentin.
Jour 2 (samedi 8 novembre 2008) : Découverte de Buenos Aires
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La seconde journée du voyage proposait une visite de la mégapole de Buenos Aires, tout en nous permettant de nous reposer un peu avant de reprendre l'avion pour parvenir à notre destination finale, la petite ville de Calafate en Patagonie. Effectuée en bus, avec plusieurs arrêts, elle nous a permis de découvrir plusieurs quartiers de la capitale de l'Argentine. Située sur la rive ouest du fleuve Rio de la Plata, possédant un port particulièrement important donnant sur l'océan Atlantique, et rassemblant plus de 13 millions d'âmes, Buenos Aires se compare facilement avec Paris. Elle peut donc facilement paraître étouffante, d'autant plus qu'au moment de notre arrivée, les températures dépassaient déjà les 30°C.
Notre hôtel se trouvait à proximité du palais des Congrès National, un bâtiment large et imposant qui rappelle certains édifices parisiens. Vers 9h30 du matin, nous sommes partis en bus vers l'ouest jusqu'à l'avenue du 9 juillet, la plus large du Monde. Après nous être approchés de l'obélisque central, nous avons rejoint la place de mai (Plaza de Mayo), où se trouve le palais de la présidence argentine (Casa Rosada) ainsi que le Cabildo (l'ancienne municipalité). Après une courte reconnaissance à pied des lieux, nous sommes repartis pour le quartier de San Telmo, qui possède un superbe parc boisé (le parc Lezama). Passage obligé devant le stade de la Bombonera (bonbonnière), situé dans le quartier de la Boca, où nous allons marquer un second arrêt, pour profiter des ruelles colorées de ce secteur particulièrement touristique. Nous sommes ensuite repartis vers le quartier de Puerto Madero qui longe le fleuve Rio de la Plata, et qui offre quelques scènes frappantes, depuis des épaves échouées jusqu'à ces superbes docks de briques rouges, qui, après rénovation, servent désormais à d'autres usages. Ce secteur est probablement l'un des plus modernes de Buenos Aires. Après un passage devant les bâtiments de l'université de Buenos Aires et son parc attenant, où l'on peut admirer la Floralis Generica (oeuvre d'art en métal représentant le calice d'une fleur, qui s'ouvre au lever du soleil pour se refermer lorsque ce dernier se couche), nous atteignons le quartier de Palermo, et son superbe parc. La visite se termine par une petite marche à pied dans le dédale du cimetière Recoleta, l'un des plus beaux de la planète. Comme vous le montrera l'itinéraire sous Google Earth (grâce auquel vous pouvez suivre le parcours indiqué ci-dessus), la plupart des quartiers de Buenos Aires possèdent des rues se croisant à la New-Yorkaise à angles droits. Par endroits, on peut cependant admirer des architectures françaises, qui datent d'une époque où le centre du Monde était situé en Europe, et où Paris était source d'inspiration.
Même si Buenos Aires être probablement une ville fascinante, notre journée de visite ne peut de toute façon par l'embrasser dans sa totalité, et l'agitation des rues nous place à mille lieues des paysages austères et désolés de la Patagonie. C'est donc avec une impatience non dissimulée que j'ai embarqué le lendemain dans l'avion pour Calafate !
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Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : visite de Buenos Aires. Début de la trace : 10:08:40. Fin de la trace : 13:54:48. Temps écoulé : 3h46. Longueur : 26,3 km. Vitesse moyenne : 7 km/h.
Jour 3 (dimanche 9 novembre 2008) : Vers Calafate et El Chaltén
La troisième journée débute par un embarquement matinal pour la Patagonie. Très rapidement, l'obscurité est percée par les premiers rayons d'une aurore froide. Un lever de soleil rendu spectaculaire par notre altitude de vol, et qui nous a donné le premier aperçu de ces formidables étendues de la pampa qui s'étirent dans toutes les directions, jusqu'à l'horizon lointain, sous notre appareil, et qui furent le territoire des Indiens Tehuelches. Après une escale à Trelew, nous reprenons les airs pour arriver enfin à Calafate. Même si les alentours de l'aéroport ne sont pas particulièrement spectaculaires, c'est avec une grande joie que j'ai contemplé les petites collines basses couvertes d'une végétation blafarde qui entourent les pistes. De l'aéroport, un bus nous a conduits à Calafate même, et au détour d'un virage, nous avons pu pour la première fois admirer les eaux bleutées du Lago Argentino.
El Calafate, qui se situe dans la province de Santa Cruz, doit son nom à un petit arbuste épineux caractéristique de la Patagonie, et qui donne des baies bleu noir, semblables aux myrtilles (les argentins en sont particulièrement friands, et en font de la confiture). Lieu privilégié pour accéder au Parc National Los Glaciares, El Calafate est une ville touristique. Après un crochet au centre d'information du Parc Los Glaciares et au musée régional, nous nous embarquons immédiatement pour un trajet de plusieurs heures, direction El Chaltén, remettant à plus tard la visite de la ville d'El Calafate proprement dite.
De Calafate, nous partons vers l'est, pour longer la cote sud Lago Argentino, avant de remonter vers le nord en traversant le Naciente del Rio. Une fois le Lago Argentino derrière nous, nous continuons notre progression vers le nord et le second lac d'importance de la région, le Lago Viedma. Celui-ci n'a rien à envier avec le premier, que ce soit en terme d'étendue ou de beauté. Une fois ce dernier doublé, nous obliquons ensuite vers l'est, en longeant le côté nord du Lago Viedma, pour atteindre El Chaltén.
Bien que s'effectuant en bus, le parcours est un véritable régal pour les yeux, et notre conducteur consent à de nombreux arrêts pour nous permettre d'immortaliser sur pellicule numérique les magnifiques paysages qui s'offrent à nous. La démesure de la terre patagonienne n'est pas encore clairement visible, mais se fait déjà sentir de façon imperceptible.
Quelques heures après avoir quitté El Calafate, entre les Lagos Argentino et Viedma, un nuage de vapeur blanche rempli l'habitacle du bus, provoquant un petit moment d'inquiétude parmi les passagers. Notre bus chemine effectivement sur une route totalement déserte, qui rappelle fortement la mythique route 66 qui traverse les Etats-Unis, la plupart du temps dans un dénuement total. Il faut rapidement se rendre à l'évidence, le ventilateur assurant le refroidissement du moteur de notre véhicule a rendu l'âme. Quant au réservoir d'eau, il est tout bonnement percé. Si cet incident nous fera arriver à El Chaltén plus tard que prévu, il nous fournira de nombreux arrêts supplémentaires tout au long de la route, au niveau d'habitations diverses et variées, depuis des petites fermes ou garages qui semblent abandonnés, jusqu'au bel hôtel "La Leona". C'est à cet endroit que nous étions sensés attendre un bus de secours parti de Calafate, mais nous avons néanmoins décidé d'un commun accord de repartir vers le nord, charge au second bus de nous rattraper en route. Cependant, après un moment, le ventilateur de refroidissement s'est mis à fonctionner, notre chauffeur n'ayant pas ménagé ses efforts et son orgueil pour nous mener à bon port. A proximité d'El Chaltén, le paysage s'est mis à évoluer de façon subtile, pour passer des plaines désertiques à des collines basses puis à des contreforts montagneux aux sommets enneigés. Enfin, vers 21h00, nous sommes parvenus au pied du massif du Fitz Roy, drapé comme souvent à son habitude derrière des nuages blancs.
Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : de Calafate à El Chaltén. Début de la trace : 15:01:32. Fin de la trace : 20:59:20. Temps écoulé : 5h57. Longueur : 218 km. Vitesse moyenne : 12 km/h (merci aux nombreux arrêts !).
Jour 4 (lundi 10 novembre 2008) : Randonnée vers la lagune Torre
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El Chaltén signifie "la montagne qui fume", en référence aux nuages qui s'accrochent souvent aux sommets montagneux. Petit village en forte expansion grâce au tourisme (qui constitue finalement sa seule raison d'être), capitale autoproclamée du trekking, El Chaltén est niché au pied du massif du Fitz Roy. Ce dernier n'a jamais vraiment dénié se montrer, et de tous les endroits ou nous sommes allés, ce fut le seul ou nous avons vraiment subi du mauvais temps. Et quand je dis mauvais, c'est bien en dessous de la réalité, comme nous allons le voir plus bas ...
Pour notre première marche, nous nous étions donné comme objectif d'aller admirer les eaux glacées de la lagune Torre, un joli petit lac de montagne situé à une altitude de 650 mètres. Le dénivelé en lui-même n'était guère important, puisque El Chaltén se trouve à une altitude d'environs 400 mètres. Quant à la distance à parcourir, elle était de 10 kilomètres à l'aller, et autant pour le retour. En Argentine et au Chili, de nombreuses étendues d'eau portent le nom de "laguna". Contrairement à la dénomination française, ces lagunes ne sont pas des étendues d'eau marine ou saumâtre, mais des étendues d'eau douce sont les dimensions sont inférieures à celle d'un lac.
Après une montée qui nous a permis de bénéficier d'une très jolie vue sur le village d'El Chaltén, nous sommes parvenus dans une large vallée, couverte de petits arbustes. Un large secteur était occupé par des arbres morts, détruits lors d'un incendie accidentel. Sur les abords du sentier, de nombreux troncs jonchaient le seul. Ici, la nature est laissée à elle-même, et une fois morts, les arbres sont abattus par les vents implacables et peuvent reposer pendant des dizaines et des dizaines d'années avant d'être réduits en poussière par le biais de la décomposition.
Arrivés à l'extrémité ouest de la vallée, nous avons brutalement débouché sur la lagune Torre, qui s'est imposée brutalement à nous dans toute sa splendeur. Des vents d'une force impressionnante descendaient d'un goulet rocheux pour aller se refroidir au-dessus des glaces qui barrent la lagune Torre à l'ouest, avant de déferler sur la vallée que nous avions franchie. A proximité du lac, il était parfois impossible de se tenir debout, et la grande majorité des randonneurs ont dû s'abriter derrière de grandes roches, ou sous la protection d'un petit muret de pierre construit à quelques mètres de là par des montagnards prévenants.
Les plus téméraires qui avaient décidé de s'aventurer sur les moraines latérales ont dû rebrousser chemin, presque en rampant. Tous les 10 mètres, ils étaient obligés de s'accroupir en tournant le dos aux rafales de vent, sous peine de manquer d'air et d'être grêlés par les particules de sable et de graviers que ces derniers emportaient avec eux. Pour ceux qui l'avaient oublié, la nature s'était chargée de nous rappeler que la Patagonie est d'abord et avant tout le royaume des vents. Excepté les forces éoliennes qui se déchaînaient, le temps était néanmoins assez agréable, et quand les nuages se sont décidés à se lever, nous avons pu bénéficier de jolis panoramas sur le Cerro Torre et les aiguilles alentour.
Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : Laguna Torres aller et retour. Début de la trace : 08:59:32. Fin de la trace : 17:30:00. Temps écoulé : 8h30. Longueur : 19,6 km.
Jour 5 (mardi 11 novembre 2008) : Vers le camp de base du Fitz Roy
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Pour notre seconde journée à El Chaltén, nous partons en direction du camp de base du seigneur des lieux, le Fitz Roy. La distance à parcourir est approximativement la même que pour la lagune Torre (8,9 kilomètres pour l'aller, autant pour le retour), mais le dénivelé est légèrement supérieur (370 mètres environ).
Le temps n'est pas au beau, et le ciel est chargé de lourds nuages. La montée offre encore une fois une très belle vue sur le village d'El Chaltén. Il ne tarde cependant pas à pleuvoir, et certains décident de ne pas aller jusqu'au bout. Nous faisons donc tous ensemble un rapide crochet pour aller voir la lagune Capri, dont les eaux grises semblent se confondre avec le ciel. Une partie du groupe s'arrête à ce niveau, tandis que l'autre continue à cheminer vers le camp de base du Fitz Roy. Nous atteindrons ce dernier après avoir traversé un superbe plateau occupé par une végétation de type toundra. Le sol, détrempé, freine notre progression et, à ce stade, la pluie a fini par avoir raison des vêtements les moins imperméables.
Après un déjeuner humide sous les arbres du camp de base, et une pointe d'admiration pour les randonneurs qui ont installé des tentes dans cet endroit pour le moins austère et humide, nous redescendons vers El Chaltén que nous atteindrons en fin d'après midi. Pour ma part, j'aurais bien continué vers la lagune Sulcia, pour redescendre ensuite voir les lagunes Madre et Hija, mais le temps, comme bien souvent quand on s'aventure en montagne, en a décidé autrement.
Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : le camp de base du Fitz Roy. Début de la trace (aller) : 09:23:21. Fin de la trace (aller) : 12:58:30. Temps écoulé : 3h35. Longueur : 8,9 km.
Jour 6 (mercredi 12 novembre 2008) : Vers le Pliegue Tumbado
Sous un ciel bleu et ensoleillé, nous nous mettons en route pour le sommet du Pliegue Tumbado, une petite montagne aux douces pentes enneigées, qui culmine à 1298 mètres d'altitude. Après le mauvais temps de la journée précédente, c'est plein d'espoir que nous traversons le village d'El Chaltén vers le sud-est, avant de commencer à grimper le long d'une magnifique forêt. Autour d'El Chaltén, les itinéraires sont parfaitement balisés, et comme à l'accoutumée, notre guide local nous fournit des explications et consignes de dernières minutes, devant un panneau de bois qui résume notre objectif de la journée.
La progression vers le sommet du Tumbado est extrêmement agréable. Le chemin alterne entre zones boisées et des pelouses alpines dégagées, offrant mille opportunités pour des photographies panoramiques des cimes enneigées qui marquent l'horizon. Vers 800 mètres, nous entrons sous le couvert d'une large forêt constituée de petits arbres. Au sol, des taches de neige commencent à apparaître, signe que nous prenons de plus en plus d'altitude. Au sortir de la forêt, nous arrivons sur une zone très dégagée et exposée au vent. Devant nous, le Tumbado apparaît dans toute sa splendeur, mais l'enneigement de ses pentes, ainsi que les rafales de vent qui se font de plus en plus pressantes, nous indiquent qu'il ne sera sans doute pas possible de parvenir à son sommet. Une fois correctement emmitouflés pour faire face aux conditions qui se dégradent, nous nous lançons dans l'ascension de son belvédère.
Et puis soudain c'est le choc. Un seul regard, et la démesure des espaces de la Patagonie m'ébranle comme un coup de marteau. Le belvédère du Tumbado offre effectivement l'une des plus belles vues du parc Los Glaciares. Droit devant nous, les cimes granitiques du Fitz Roy et du Cerro Torre se dressent vers le ciel. Sur la gauche, la vue court sur les étendues mornes d'une large vallée (celle-la même que nous avons traversée pour atteindre El Chaltén depuis Calafate), tandis que l'horizon est barré par les eaux bleues et envoûtantes du grand lac Viedma. Le premier réflexe est de sortir immédiatement l'appareil photo, mais il faut bientôt se rendre à l'évidence : impossible de capturer des reliefs aussi étendus et grandioses. La seule et unique chose à faire est de se laisser saisir par ces paysages titanesques que la nature a forgé, et de laisser son regard se perdre sur les pentes brunes et les eaux azur.
Autour de nous, le vent ne cesse de forcir. Il faut désormais lutter contre lui, et chaque mètre est un combat. Quand les bourrasques se font trop violentes, nous nous accroupissons, sous peine d'être déportés latéralement. Sur terrain plat, cela ne prête guère à conséquence, mais ici, sur un terrain pierreux, et plus particulièrement lors de la traversée de petits cours d'eau, il faut commencer à faire très attention. La marche contre le vent, courbé à la manière d'un boiteux, a cependant un avantage de taille. Sous nos pieds se trouvent de nombreux fragments de roches sédimentaires datant du crétacé, et il n'est pas rare de tomber sur un morceau de fossile, ammonites ou plus rarement bélemnites. Des témoins du passé qui rappellent qu'à l'occasion de transgressions marines, la région a été envahie par les eaux.
A 1140 mètres d'altitude, notre guide décide de faire demi-tour, les 150 derniers mètres étant trop hasardeux à franchir. Nous reprenons donc le chemin du retour, sous un ciel de plus en plus chargé en nuages. Bientôt, des petites gouttes de pluie se mettent à tomber. Le temps n'ayant rien de menaçant, je décide de laisser ma cape de pluie dans mon sac. Grossière erreur. Si la pluie n'est effectivement pas importante en soi, j'ai oublié de tenir compte d'un élément : le vent. Le sens de notre descente fait que nous lui faisons directement face. Un crépitement commence à se faire entendre, pour devenir rapidement de plus en plus bruyant. Les gouttelettes de pluie, propulsées par la force éolienne, nous frappent désormais comme autant de grains de sable. Malheureusement pour moi, mon pantalon (comme celui de nombre de mes compagnons) est loin d'être aussi imperméable que ma veste de montagne. Ce dernier est bientôt totalement détrempé, l'eau commençant à ruisseler le long des fibres pour venir s'accumuler dans les chaussures, qui se transforment rapidement en piscine miniature. L'arrivée à El Chaltén fut épique, et reste pour moi un grand moment.
L'impression que l'enfer vient de se déchaîner, que le ciel vient de s'ouvrir pour précipiter vers la Terre toutes ses réserves d'eau. La visibilité fortement réduite par les rideaux de pluie qui s'abattaient sur le village, la progression sous un ciel couleur plomb, chaque pas étant accompagné de clapotis qui rappelaient, douloureuse réalité, que mes chaussures de randonnée s'étaient remplies d'eau. Mes gants gorgés d'humidité n'avaient de cesse de repousser les gouttes de pluie sur l'écran de mon GPS, dont l'étanchéité n'a jamais fait défaut et qui continuait d'afficher sous une lumière déclinante notre position. Les rares véhicules roulant au pas sur les routes détrempées, les capes de pluie volant au vent, les piétons encore un peu au sec qui marchaient courbés en deux, comme si cela pouvait retarder l'inévitable, et les autres, désormais trempés jusqu'aux pieds, qui se tenaient à nouveau bien droit. Silhouettes fantomatiques et diffuses affrontant avec stoïcisme ou fatalisme le maelstrom d'une nature déchaînée. Durant la presque totalité de notre séjour, le temps fut très clément, et nous a offert de superbes journées. Mais ce jour-là (fort heureusement, nous étions déjà sur le chemin du retour quand le vent a décidé de se liguer à la pluie), les éléments nous ont montré avec quelle force ils pouvaient répondre à la démesure des grands espaces de la Patagonie.
Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : le belvédère du Pliegue Tumbado. Début de la trace (aller) : 09:16:07. Fin de la trace (aller) : 14:10:15. Temps écoulé : 4h54. Longueur : 10,2 km.
Jour 7 (jeudi 13 novembre 2008) : Le choc du Perito Moreno
Il est temps pour nous de quitter El Chaltén, refuge de civilisation niché au coeur d'une nature qui paraît infinie, pour remonter vers El Calafate. Malgré les craintes de quelques-uns, le voyage se déroule sans le moindre incident, notre nouveau bus étant moins capricieux que l'ancien, resté sur place pour réparation. L'objectif de la journée n'est autre que le célèbre glacier Perito Moreno, point de passage obligé pour tous les voyageurs visitant cette région du monde. De par ses caractéristiques uniques et son extension, ce dernier est en effet une véritable merveille, qui produit un effet durable pour qui l'admire pour la première fois.
Portant le nom de l'explorateur Francisco Moreno, qui a consacré une partie de sa vie à étudier cette région au 19e siècle, le glacier Perito Moreno est un géant. S'étirant sur 30 kilomètres et possédant une superficie de 250 km2, il est alimenté par le gigantesque champ de glace sud qui s'étale sur 350 kilomètres le long de la cordillère des Andes, et qui représente, avec le champ de glace nord, la troisième plus importante réserve de glace de la planète, après l'Antarctique et le Groenland.
Le front d'ablation du Perito Moreno, que l'on peut approcher à la fois en bateau (depuis le côté sud ou nord) ou à pied, grâce à un système de passerelles métalliques, est large de 5 kilomètres. Une fois au pied du glacier, il est difficile de jauger sa hauteur, l'oeil humain n'étant pas capable d'appréhender correctement les dimensions d'une telle falaise blanche. Les chiffres, cependant, donnent le vertige : le mur de glace du Perito Moreno est en effet haut de 170 mètres, dont 60 mètres seulement sont émergés, le reste dormant, invisible, sous les eaux glacées du lac Argentino.
Contrairement à de nombreux autres glaciers, le Perito Moreno ne semble pas subir les effets du réchauffement climatique, et son champ de glace ne régresse donc pas. Au niveau de son front d'ablation, un phénomène particulièrement intéressant a lieu. Au cours de son avancée vers l'ouest, le champ de glace du Perito Moreno vient buter contre la péninsule de Magellan, et sépare en deux le lac Argentino, créant ainsi un barrage naturel. Au fil du temps, alimentées par des torrents et le glacier lui-même, les eaux commencent à monter dans le bras Rico, qui, bloqué par le mur de glace, ne dispose plus de voies d'écoulements. La pression exercée par la masse d'eau sur la glace effectue un lent travail de sape sur le barrage de glace, qui finit alors par céder. La rupture, absolument spectaculaire, donne naissance à un véritable raz de marée dans le canal de los Témpanos (le canal des icebergs en espagnol) situé au nord et qui contourne vers l'ouest la péninsule de Magellan pour rejoindre le lac Argentino. Une quantité faramineuse de glace, transportée par des tonnes d'eau en furie venant du bras Rico, se déverse soudain dans le lac, dont le niveau monte d'un seul coup de 20 à 30 mètres. Le tout dans une ambiance de fin du monde, les effondrements de la glace étant accompagnés d'horribles bruits de déchirements et de craquements, comme si des coups de tonnerre s'étaient soudain mis à claquer dans un ciel qui était, l'instant auparavant, parfaitement bleu et calme.
La montée des eaux dans le lac Argentino dévaste les rives, et les effets d'un tel cataclysme sont bien visibles le long de la route qui part de Calafate et qui conduit au glacier. Sur de larges zones, on observe un grand nombre d'arbres morts, dont les troncs blanchis se dressent encore vers le ciel, ou gisent pêle-mêle sur le sol. Depuis les passerelles qui font face au front d'ablation, il n'est pas rare d'entendre les craquements caractéristiques de la glace qui cède (bruit des chutes de séracs bien connus des alpinistes) ou d'assister à l'effondrement d'un petit pan de glace qui dévale le mur de glace sur des dizaines de mètre avant de disparaître dans les eaux froides du lac Argentino. La rupture du front est quant à elle un phénomène bien plus rare, qui suit un cycle irrégulier dont la période n'a pas pu être déterminée avec précision (une fois tous les quatre à cinq ans en moyenne). Les falaises de glace du Perito Moreno n'ont ainsi cédé qu'une quinzaine de fois au 20e siècle, la dernière rupture ayant eu lieu en 2006.
Le glacier Perito Moreno est un régal pour les yeux, non seulement à cause de l'ampleur de son champ de glace, qui évoque un fleuve gelé, mais aussi à cause de la couleur de sa glace, qui est d'un bleu absolument magnifique. Contrairement à la neige blanche, qui contient une grande quantité d'air, la glace du Perito Moreno a subi une longue compaction, qui a eu pour effet de chasser la majorité des bulles d'air qui auraient pu y être emprisonnées. Une glace d'une telle densité interagit avec la lumière de manière spécifique, les longueurs d'onde rouges et vertes étant absorbées, à l'inverse du bleu qui est transmis. L'effet est particulièrement bien visible au niveau du front. Le niveau des précipitations étant assez faible, la glace est effectivement exposée à l'air libre, aucune couverture neigeuse ne venant la masquer.
Notre visite de ce géant de Patagonie s'est effectuée en trois temps. Nous nous sommes d'abord arrêtés sur un petit belvédère, qui offrait une vision dégagée, déjà spectaculaire, sur l'ensemble du glacier. Dans un deuxième temps, nous avons embarqué sur un petit bateau qui nous a conduits en une heure environ le long du flanc sud du front d'ablation, sur les eaux du bras Rico. Il était également possible de naviguer plus longuement du côté nord du glacier, mais cet itinéraire n'était pas encore ouvert à la navigation, certains tronçons n'étant effectivement pas praticables. Si le tour en bateau permet déjà d'appréhender la démesure du Perito Moreno, c'est assurément le parcours sur les passerelles métalliques installées face au front d'ablation qui m'a le plus marqué.
De nombreux ponts ont effectivement été installés sur le versant est de la péninsule de Magellan. Ils forment un petit labyrinthe, ou il est possible de déambuler librement, des segments non encore ouverts au public, ou en construction, étant d'ailleurs visibles çà et là. Les passerelles situées au sud traversent une agréable forêt et finissent par rejoindre le bras Rico. Le secteur nord offre de son côté une vue très dégagée sur le fleuve de glace ainsi que le canal de los Témpanos. C'est à ce niveau qu'il est le plus facile d'observer les chutes de glace, le tunnel de communication entre le bras Rico et le reste du lac Argentino (quand il existe), et les innombrables icebergs qui flottent au pied de la muraille de glace, en formant une sorte de pavage naturel. Bien que les températures soient très clémentes par temps calme, l'omniprésence de la glace frappe l'individu, et les paysages évoquent alors un monde ou le temps ne s'écoule plus que très lentement, et où toute chose est destinée à finir ensevelie sous la glace, ou les eaux froides et noires d'une mer gelée. Le glacier Perito Moreno est un choc, à la fois pour les yeux, mais aussi et surtout pour l'esprit.
Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : le glacier Perito Moreno (secteur des passerelles). Début de la trace : 17:54:45. Fin de la trace : 19:22:54. Temps écoulé : 1h28. Longueur : 1,4 km.
Jour 8 (vendredi 14 novembre 2008) : Visite de Calafate et départ vers le Torres del Paine
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Après une matinée ensoleillée très agréable passée à visiter la petite ville de Calafate, nous faisons route vers un restaurant d'altitude bénéficiant d'un panorama splendide sur la ville. Comme de très nombreux restaurants de Patagonie, ce dernier sert des viandes succulentes, qui sont cuites devant vous. Les animaux entiers sont embrochés sur une grande croix de fer, nommée asador, plantée de biais au-dessus d'un foyer incandescent. Une fois à point, la viande est découpée à même la bête et servie dans votre assiette. Une fois rassasié, nous reprenons le bus, direction le massif du Torres del Paine, qui appartient à la XIIe région de Magallanes et de l'Antarctique Chilien. Nous ne le savons pas encore, mais ce massif n'a rien à envier à celui du Fitz Roy.
Depuis Calafate, nous commençons par prendre plein est, avant d'obliquer au sud pour rejoindre la frontière entre l'Argentine et le Chili. Les formalités de douanes ne durent guère, que ce soit au poste frontière argentin ou chilien. Une fois passé ce dernier, nous remontons vers le nord, avant de longer le lac Sarmiento vers l'ouest (un lac salé d'une profondeur de 300 mètres, nommé en l'honneur du conquistador Sarmiento de Gamboa), la masse imposante des cimes du Torres del Paine apparaissant devant nous à l'horizon.
L'Argentine et le Chili sont des pays très vastes, et les trajets y sont donc nécessairement très longs, en tout cas d'un point de vue kilométrique. Le voyageur contemplatif, cependant, ne ressent aucune impression de langueur, tant les paysages traversés sont magnifiques. La route que nous avons empruntée pour rejoindre le massif du Paine s'est d'abord étirée sur des steppes immenses, très planes par endroits, avant de laisser place à des collines aux pentes douces. Les barrières à moutons sont omniprésentes, et rappellent que ces espaces infinis sont occupés par d'innombrables troupeaux d'animaux, qui vivent ici dans des conditions qui n'ont rien à voir avec les élevages intensifs si répandus en Europe. En approchant de notre destination, les premières cimes enneigées sont apparues à l'horizon. Après avoir contourné le lac Amarga (un superbe lac miroir dans les eaux desquelles se reflète les cimes du Paine), il nous a fallu changer de bus. Le campement vers lequel nous nous dirigeons n'était effectivement accessible qu'après avoir traversé un pont très étroit, que tous les véhicules ne peuvent emprunter. Destiné initialement au passage des chevaux, ce dernier constitue une véritable attraction, et ce n'est pas sans quelques inquiétudes que nous l'avons franchi (il sera très vite surnommé "le pont de la mort" par le groupe). C'est sous les dernières lueurs du couchant que nous sommes arrivés au pied des géants du Paine.
Durant trois nuits, nous allons dormir sous la tente, dans des conditions assez austères (tout en bénéficiant cependant d'un refuge pour les repas). A un demi-kilomètre de là, de petites maisons de bois, flanquées les uns contre les autres, auraient certes offert des conditions bien plus agréables de séjour, mais l'idée de dormir sous une simple de toile de tente dans le cadre exceptionnel du massif du Paine a néanmoins quelque chose de délicieusement excitant. Une fois notre premier repas pris au refuge, nous nous sommes dirigées vers le campement à la lueur des lampes frontales. Il faut se reposer, car la journée du lendemain promet d'être intense ...
Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : de Calafate au Torres del Paine. Début de la trace : 14:33:27. Fin de la trace : 21:33:35. Temps écoulé : 7h00. Longueur : 275 km.
Jour 9 (samedi 15 novembre 2008) : Les trois Tours
Lever matinal (et difficile !) pour une superbe randonnée, qui va nous conduire vers l'un des plus beaux panoramas du massif du Torres del Paine. Nous commençons par longer les différentes habitations qui s'étendent autour de notre campement (dont les jolies maisons de l'Hosteria del Torres) avant de traverser la rivière Ascensio. Nous bifurquons alors vers le nord-ouest pour remonter le long de cette dernière, sur le flanc ouest d'une vallée très encaissée d'origine glaciaire. Le sentier se termine au niveau d'un petit plateau, sur lequel un petit refuge a été bâti. Après avoir pris un peu de repos, nous reprenons notre marche. Le chemin continue de monter en pente douce, avant de buter devant un immense pierrier qu'il va falloir gravir. Le dénivelé est ici tel que le groupe ne tarde pas à se disloquer, tant le rythme des uns devient différent de celui des autres.
Au sommet, le panorama est une belle récompense aux efforts fournis pour arriver jusque-là. Un lac aux eaux vertes et calmes, la laguna Torres, est nichée au pied de majestueuses aiguilles granitiques, qui dardent leur pointe vers un ciel nuageux. Un petit sentier, que je m'empresse d'emprunter, permet d'atteindre la base du lac, dont les berges sont enneigées.
Durant la montée, un oeil attentif aura la possibilité de remarquer quelques curiosités géologiques, qui font du massif du Paine un endroit enivrant pour les géologues. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le massif du Paine ne fait pas réellement partie de la cordillère des Andes, car il s'est formé de manière indépendante. Ce dernier est née il y a 12 millions d'années (Miocène), lorsqu'une poche de magma (batholite ou laccolite) s'est mise en place au coeur de roches sédimentaires préexistantes, datant du crétacé supérieur (80 millions d'années). Situé à grande profondeur, le magma s'est refroidi très lentement pour donner naissance à une roche bien cristallisée, le granite (si ce magma était parvenu en surface, il aurait refroidi bien plus rapidement pour former des laves volcaniques beaucoup plus "pâteuses" que le granite, et donc très pauvres en cristaux).
Sous le jeu de forces tectoniques, l'ensemble (lentille de granite intrusif et roches sédimentaires encaissantes) s'est surélevé, devenant par la même exposé aux forces de l'érosion. Celle-ci, qui fut principalement glaciaire, fit disparaître la plus grande majorité des roches sédimentaires, avant d'entailler fortement le granite pour y découper les tours et les cimes que l'on peut admirer aujourd'hui. Les roches du crétacé n'ont cependant pas entièrement disparu, et il est encore possible de les apercevoir au sommet de certains reliefs, comme les Cuernos del Paine. Si le massif du Paine est principalement granitique, certains secteurs sont néanmoins très riches en roches sédimentaires, qui sont principalement des flyschs (alternance de banc de grès et de schistes). Les plus anciennes datent du jurassique supérieur (150 millions d'années), les plus jeunes du crétacé supérieur (60 millions d'années).
La montée vers la lagune Torres et ses trois fameuses lames granitiques acérées pourrait laisser penser que le massif du Paine présente des reliefs similaires à ceux des massifs alpins d'Europe, mais il n'en est en fait rien. Le parc national des Torres del Paine possède en réalité une diversité remarquable, que nous allons tenter d'appréhender au cours d'une seconde journée, certes moins sportive, mais qui n'en sera pas moins particulièrement marquante.
Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : Mirador del Torres. Début de la trace (aller) : 08:52:24. Fin de la trace (aller) : 13:18:07. Temps écoulé : 4h25. Longueur : 10 km.
Jour 10 (dimanche 16 novembre 2008) : Découverte du parc national Torres del Paine
Après une nuit tout aussi difficile que la première sous la tente, nous nous entassons dans le petit bus capable de franchir le "pont de la mort", puis, après avoir changé de véhicule, nous partons vers le sud-est. Nous ne tardons pas à longer le lac Nordenskjöld, une vaste étendue d'eau longue de 14 kilomètres baptisée en hommage à l'explorateur suédois Otto Nordenskjöld. Arrivés à son extrémité sud, nous descendons pour une petite mise en jambe. La randonnée ne sera pas longue, le terrain restera très plat, mais le spectacle, oh seigneur !, le spectacle. Marchant habituellement très vite, je me retrouve rapidement seul sur le petit sentier, avec devant moi les cimes du Paine qui se détachent sur un ciel bleu azur. En moins d'une heure, je parviens au niveau d'un petit belvédère, situé en face d'une chaîne de montagnes à couper le souffle. Les principaux sommets, comme le Paine Grande ou les Cuernos, se dévoilent dans toute leur splendeur.
Sur la droite, plusieurs dizaines de mètres en contrebas, une superbe plage de galets noirs semble n'attendre que moi. En l'absence de chemin visible, je décide de descendre droit devant, mais je me heurte bientôt à une barre rocheuse qui m'empêche d'atteindre le petit coin de paradis que j'ai aperçu depuis le belvédère. Une fois revenu à mon point de départ, j'aperçois l'amorce d'un sentier qui semble rejoindre, au travers d'une végétation dense et rase, une autre petite crique, tout aussi charmante que la première. Je perds parfois la trace du sentier, mais je parviens néanmoins à rejoindre l'endroit voulu. Le sol est jonché de petits galets de schistes noirs et de fragments blanchis de bois flotté. Devant moi s'étendent les eaux opalines du lac Nordenskjöld, qui butent au nord contre l'immense barre rocheuse des sommets du Paine. J'ai passé quelques minutes magiques sur cette plage, adossé sur mon sac à dos, à contempler cette nature à l'état pur et à respirer cette sérénité que seule la solitude sait apporter.
Désireux de ne pas faire attendre mes compagnons, j'ai dû rompre le charme et attaquer la remontée vers le petit belvédère. Quand je me suis rendu compte que ce dernier était toujours désert, j'ai éprouvé une pointe de regret d'avoir quitté si tôt la petite plage sans nom. Étant incapable de rester en place, j'ai alors décidé de gravir une petite colline. Bien m'en a pris, car une fois arrivé au sommet, j'ai pu bénéficier d'un superbe point de vue sur une anse du lac Nordenskjöld. De petites îles rabotées par l'érosion et baignées par des eaux turquoise s'étendaient au premier blanc, tandis que l'horizon était barré par les crêtes enneigées d'une chaîne de montagnes. De mon promontoire, j'ai aperçu les premiers marcheurs de mon groupe.
Sur le chemin du retour, nous nous sommes arrêtés pour pique-niquer sur une plage de galets noirs orientée vers l'ouest, version géante de ma petite plage. Après le repas, je me suis assoupi, et si les autres ne m'avaient pas réveillé, je crois bien que j'aurai pu dormir quelques heures devant ses paysages somptueux et ce ciel ensoleillé. Après tout, nous étions dimanche non ?
Une fois revenus à notre point de départ, nous avons emprunté un autre chemin qui nous a rapidement conduits à "Salto Grande", une magnifique cascade par le biais de laquelle les eaux du lac Nordenskjöld se déversent dans le lac Pehoe. Un chemin conduisant sur le bord des falaises était fermé pour des raisons de sécurité, mais nous avons néanmoins pu admirer les eaux bouillonnantes et les arcs-en-ciel qui naissaient dans l'air saturé de gouttelettes d'eau.
De retour dans le minibus, nous avons longé vers le sud les rives du lac Pehoe avant de remonter vers le nord pour atteindre une autre des merveilles du massif du Paine, le glacier Grey et son lac. En marchant le long du chemin plat et ombragé qui y conduit, rien ne prépare le voyageur a ce qu'il va découvrir au détour d'un virage : une immense étendue brun clair de sédiments ou viennent mourir les eaux grises du lac Grey, sur lesquelles flottent majestueusement des éclats géants de glace bleue. Ces icebergs, que l'on a immédiatement envie de toucher, proviennent du glacier Grey, visible sous la forme d'un mince mur blanc au nord. Formant l'extrémité sud du vaste champ de la glace de la Patagonie australe, ce glacier qui s'étire sur 28 kilomètres vient buter au niveau de son front d'ablation contre un nunatak. La langue de glace est alors divisée en deux bras de largueur inégal, le bras est mesurant 1,2 kilomètre, tandis que le bras ouest s'étale sur 3,6 kilomètres.
Une fois la grève du lac Grey traversée sur toute sa longueur sur un peu moins d'un kilomètre, je me suis engagé, suivi par quelques personnes de notre groupe, sur un chemin longeant le flanc est du lac. Après une courte marche, nous sommes parvenus à un belvédère offrant une vue dégagée sur le lac et son glacier. Nous sommes restés le plus longtemps possible devant ce panorama incroyable, avant de redescendre vers la grève du lac Grey, ou nous attendaient, serrés les uns contre les autres en un pack coloré et immobile, le reste de notre groupe.
Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : Vers le lac Nordenskjöld, puis vers le lac Grey. Début de la trace vers le lac Nordenskjöld : 08:44:41. Fin de la trace vers le lac Nordenskjöld : 11:38:33. Temps écoulé : 2h53. Longueur : 35,9 km. Début de la trace vers le lac Grey : 13:16:27. Fin de la trace vers le lac Grey : 15:44:32. Temps écoulé : 2h28. Longueur : 38,4 km.
Jour 11 (lundi 17 novembre 2008) : Puerto Natales et Punta Arenas
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Au petit matin, nous quittons le camping du Torres del Paine pour nous entasser, pour la dernière fois, dans le bus étroit seul capable de franchir le "pont de la mort". Nous embarquons ensuite dans un bus plus confortable, qui, à peine en route, va s'arrêter devant le lac Amarga. Impossible de faire autrement, tant le spectacle est hallucinant. Devant nous, les eaux de ce lac se sont transformées en un véritable miroir, dans lequel viennent se refléter les cimes enneigées du massif du Paine. Il n'y a pas un souffle de vent, et aucune ride ne vient perturber la surface du lac Amarga, qui semble avoir totalement disparu. L'effet est d'autant plus spectaculaire qu'un guanaco a choisi ce moment pour passer près de la rive, en contrebas. Vision irréelle que cet animal en train de se déplacer à quelques mètres des sommets du Paine. Les photos prises par certains membres de notre groupe, avec des appareils haut de gamme, seront d'ailleurs parmi les plus belles du voyage.
Après ce ravissement matinal, le bus s'élance à travers la pampa vers Puerto Natales, une petite bourgade de pêcheurs qui a su conserver un charme authentique, et que nous atteindrons après 2 heures de route. Située au fond du golfe d'Ultima Esperanza et bâtie en 1911, elle constitue un point de passage obligé pour les excursions vers le massif du Paine. Nous flânons un petit moment le long des eaux noires, avant de partir, l'appétit aiguisé par l'air marin, à la recherche d'un restaurant.
Vers 14 heures, nous laissons Puerto Natales dernière nous, pour nous diriger vers Punta Arenas, ou nous passerons la nuit. Il nous faut un peu moins de 4 heures pour atteindre cette ville portuaire de plus de 100 000 âmes, située sur les bords du détroit de Magellan et fondée en 1848. Une fois sur place, nous partons visiter le musée Salésien. Vu le temps qui nous est imparti, il n'est pas envisageable de tout voir. Je décide donc de privilégier l'étage consacré à l'immense usine Methanex, un complexe industriel localisé près de Punta Arenas et qui constitue le coeur des infrastructures chiliennes de production de pétrole et de gaz. Le musée comporte une superbe maquette de l'usine, et expose avec un grand luxe de détails les opérations aboutissant à la synthèse de méthane. La partie dédiée au pétrole est l'occasion d'en apprendre beaucoup sur la géologie de la région, ainsi que sur la formation du pétrole et son extraction.
Le musée Salésien consacre également de nombreuses vitrines aux Indiens ayant vécu jadis en Patagonie et en Terre de Feu. Les Améridiens qui ont peuplé ces espaces désolés, Patagons ou Indiens fuégiens, formaient en fait plusieurs groupes. Les Tehuelches, qui furent probablement à l'origine du mythe du Patagon (voir plus loin), habitaient les montagnes et la pampa. Chasseurs cueilleurs, ils se nourrissaient de guanaco et de nandou (une petite autruche sud-américaine). Les Onas (ou Sleknams) vivaient eux en Terre de Feu. Chasseurs comme les Tehuelches, ils constituaient le groupe le plus important, et furent presque totalement exterminés durant les massacres commis par les blancs en 1880.
D'autres groupes tentaient de survivre dans la région des archipels. Au sud, au niveau du canal de Beagle, vivaient les Yahgans (ou Yamanas). Les Alakalufs (ou Kaweskars) peuplaient quant à eux à l'ouest, dans la région des canaux, du canal de Beagle à l'île de Chiloé. Ces hommes d'un autre temps ont pris possession de cette région il y a -12 000 à -10 000 ans. Surnommés les nomades de la mer, ces redoutables navigateurs vivaient nus dans l'un des climats les plus inhospitaliers de la planète, avec pour seule protection la graisse de phoque dont ils s'enduisaient le corps. Ils se déplaçaient sur des embarcations légères au fond desquelles, sur un lit de terre, brûlait un feu qui jamais ne devait s'éteindre. Comment pouvaient-ils résister au froid, au vent, à la neige, a l'humidité, cela demeure encore aujourd'hui un mystère.
Bien que développées sur le domaine spirituel, ces peuplades inspiraient à qui les rencontrait faiblesse et souffrance. Darwin évoque ainsi des sauvages primitifs et archaïques, des hommes miséreux et loqueteux au contact repoussant. Lorsque les colons venus d'Europe entre 1870 et 1880 débarquèrent en Patagonie, ils ne purent leur opposer aucune résistance notable. Les envahisseurs souhaitaient prendre possession des terres pour y élever des moutons importés par les Anglais des îles Malouines. Le guanaco disparaissant progressivement, les indiens durent se rabattre sur les moutons, déclenchant l'ire des exploitants, pour qui ces bovidés étaient de l'or blanc. Pour protéger leurs biens, animés par une soif de sang, les colons se lancèrent dans des carnages abominables, comme celui de Cap Domingo, ordonné et exécuté par Andy MacLean, ou 400 à 500 indiens furent conviés à un banquet avant d'être abattus comme des lapins ou précipités du haut des falaises.
Les quelques indiens qui ne seront pas massacrés par les blancs seront parqués dans des réserves ou placés sous la protection de missionnaires, qui en voulant leur imposer leur mode de vie et leur religion, finiront par les tuer ou les faire mourir de désespoir. Nombreux sont ceux qui périront dans des épidémies de rougeole, variole, tuberculose ou pneumonie. Au moment de rendre l'âme, les prêtres les rebaptisaient avec un nom chrétien, et après avoir perdu leur terre, leurs coutumes, leur habitat et leur langue, les indiens quittaient ce monde en perdant leur nom. Ces peuples, qui avaient appris à vivre dans l'une des régions les plus hostiles de notre planète, disparaîtront sans laisser de traces. D'eux, nous n'avons plus que quelques témoignages et objets, protégés derrière les parois de verre d'un musée de Punta Arenas ...
Après le musée Salésien, nous avons continué la découverte de la ville par le cimetière des Cap Horniers, qui rappelle un peu par son ambiance le cimetière Recoleta de Buenos Aires. La journée s'est terminée par une visite de nuit du port de Punta Arenas, qui brille de mille feux sur les eaux du détroit de Magellan. L'impatience de traverser ce lieu mythique pour rejoindre la Terre de Feu me gagne ...
Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : Vers Puerto Natales puis Punta Arenas. Début de la trace vers Puerto Natalas : 08:59:05. Fin de la trace vers Puerto Natalas : 13:47:21. Temps écoulé : 4h48. Longueur : 117 km. Début de la trace vers Punta Arenas : 13:47:30. Fin de la trace vers Punta Arenas : 20:37:38. Temps écoulé : 6h50. Longueur : 254 km.
Jour 12 (mardi 18 novembre 2008) : A l'assaut de la Terre de Feu
En route vers la fin du Monde ! A neuf heures du matin, nous quittons la ville de Punta Arenas pour une étape longue de plus de douze heures, destination Ushuaia, en Terre de Feu. Pour ce trajet, nous prenons place dans un confortable bus de ligne, équipé de toutes les commodités. La première partie du trajet consiste à longer, d'abord vers le nord puis vers l'ouest, le détroit de Magellan. Vers 11h45, nous parvenons à Punta Delgada, une petite station d'où partent de nombreux ferries, et dotée d'un charmant phare. Des barges qui viennent d'accoster débarquent camions, bus et voitures, ainsi qu'un imposant régiment de fantassins, qui rappelle que les militaires, chiliens ou argentins, sont omniprésents dans cette région du monde.
C'est à présent notre tour d'embarquer pour l'île de la Terre de Feu. Après avoir quitté notre bus, nous assistons à son embarquement dans le ferry "Patagonia Valparaiso", avant de lui emboîter le pas. Les moteurs du bateau s'ébrouent et nous voguons bientôt sur les eaux calmes du détroit de Magellan, qui, à cet endroit précis, est large d'environ 4,5 kilomètres. Le détroit de Magellan constitue le plus important passage naturel entre l'océan Atlantique et l'océan Pacifique. Il sépare la pointe de la XIIe province chilienne au nord de la grande île de la Terre de Feu au sud. C'est également un lieu mythique dans l'histoire de l'exploration de notre planète ...
L'exploit de Magellan
Le 20 septembre 1519, une flotte de cinq navires, commandée par Fernand de Magellan, quitte le port de San Luca de Barrameda pour ouvrir un nouveau passage au sud-ouest, vers l'océan pacifique. L'objectif de l'expédition est double : atteindre les îles aux épices, qui sont à cette époque très appréciées et recherchées, et établir une cartographie exacte du globe pour définir très exactement la portion appartenant aux deux grandes puissances d'alors, l'Espagne et le Portugal. Ces deux pays, investis d'un pouvoir divin et ne doutant de rien, avaient effectivement tranché le globe terrestre en deux parties égales, sans hélas savoir avec certitude de quel côté se situaient les îles aux épices.
Magellan était portugais, mais ses cinq navires avaient été affrétés par la couronne d'Espagne. L'audacieux navigateur n'était effectivement pas dans les bonnes grâces du roi portugais Manoel, bien qu'ayant guerroyé avec honneur pour sa patrie en Inde et en Afrique. Reçu avec mépris par le souverain pour qui il s'était battu, Magellan comprend bien vite que pour réaliser son projet insensé, il va lui falloir abandonner ses scrupules. Il se rend donc à Séville, et avec intelligence et pugnacité, parvient à persuader le roi d'Espagne, Charles Quint, de lui armer une flotte. Même s'il n'est guère doué pour la diplomatie, Magellan se montre incroyablement convaincant, et pour cause. Grâce à des recherches poussées et l'aide de son ami Faleiro, cartographe d'exception, le navigateur croit vraiment avoir trouvé des documents prouvant l'existence d'un passage vers l'ouest, au 40e degré de latitude, dans la barrière jusqu'alors infranchissable du continent américain. Le doute étant absent de son esprit, il n'a pas de mal à infléchir les esprits les plus suspicieux de la justesse de ses vues : "il existe un passage conduisant de l'océan Atlantique à l'océan Indien. Je le connais, je sais l'endroit exact où il se trouve. Donnez-moi une flotte, et je vous le montrerai et je ferai le tour de la terre en allant de l'est à l'ouest".
Dès le départ, l'une des tâches les plus ardues pour Magellan sera de maintenir ses navires en groupe. Les cinq cotres possèdent effectivement des tonnages bien différents, et voguent donc à des vitesses particulières. Ainsi, le navire de Magellan, le Trinidad, accuse un tonnage de 110 tonnes, contre 120 tonnes pour le plus gros bateau, le Santiago, tandis que le petit Victoria ne pèse seulement que 85 tonnes. L'autre souci de Magellan est de maintenir la cohésion au sein de son équipage, les capitaines espagnols des vaisseaux San Antonio, Concepción et Victoria, méfiants dès le départ, se montrant de plus en plus susceptibles face à la poigne de fer avec laquelle le navigateur étranger dirige ses troupes.
Tandis que la petite flotte descend vers le sud, les conditions climatiques se détériorent, et entraînent dans leur sillage le moral des 265 hommes qui sont entassés dans les navires. En janvier 1520, les vaisseaux s'engouffrent dans un vaste golfe situé vers le 40e degré de latitude, et Magellan pense bien avoir découvert le passage tant espéré. Hélas, le Rio de la Plata n'est qu'une immense nappe d'eau fermée, et à partir de ce moment, les navires n'auront de cesse de fouiller chaque baie, chaque anse, sans aucun résultat, autre que celui de faire plonger vers le bas le moral de l'équipage. Magellan, qui doit par-dessus tout cacher sa grande désillusion, se retrouve plus seul que jamais. Il sait seulement qu'il faut pousser de l'avant, pour franchir le plus rapidement possible le point de non-retour. Tandis qu'ils ne cessent de s'enfoncer toujours plus au sud, le long de côtes sinistres et désertes, les hommes se sont effectivement mis à douter de l'existence d'un passage pouvant conduire à l'ouest. Et les regards commencent à se tourner en arrière vers Séville.
Le 31 mars 1520, les navires pénètrent dans un nouveau golfe, lui aussi fermé, et à la stupéfaction de tous les capitaines, Magellan décide d'y jeter l'ancre pour y passer l'hiver. Nous sommes au 49e degré de latitude, presque 10° en dessous de l'endroit où Magellan, à l'époque ou il faisait encore confiance aux cartes, pensait trouver son passage. Le lendemain, déclenchée par les capitaines Juan de Cartegena, Luis de Mendoza et Gaspar de Quesada, une mutinerie éclate dans la baie de San Julián.
Peu après avoir exploré en vain le Rio de la Plata, Magellan avait destitué Juan de Cartegena, le capitaine de son plus imposant navire, le San Antonio, pour le remplacer par un homme à lui, Alvaro de Mesquita. Le 1er avril 1520, en pleine nuit, Cartegena et ses deux acolytes sont bien décidés à prendre leur revanche. En toute discrétion, ils prennent place dans un canot d'une trentaine d'hommes, et abordent le San Antonio. Avant même qu'il n'ait eu le temps de sortir de son lit, le capitaine loyal à Magellan, Mesquita, est au fer, replacé par Juan Sebastián del Cano, et un homme de l'équipage gît à terre, poignardé à mort. Le navire étant passé sous le commandement des mutins, qui contrôlent également le Concepción et le Victoria, le canot s'en retourne tranquillement. L'objectif des espagnols n'était pas de déclencher la guerre à Magellan, mais de se retrouver en position de force face à lui, de manière à pouvoir capter son attention (ce qui sera chose faite) et lui imposer leurs vues (ils n'en auront pas le temps).
Si Magellan était un navigateur d'exception, doublé d'un formidable gestionnaire (durant l'organisation de son voyage, il n'aura rien laissé au hasard) et d'un superbe meneur d'hommes, c'était également un personnage capable d'évaluer très rapidement avec froideur la moindre situation, et d'agir avec une impulsivité des plus impressionnantes. Au petit matin, voyant que le San Antonio ne dépêche pas quelques matelots pour les corvées d'eau et de bois, Magellan comprend très vite que le navire est passé entre les mains des rebelles. Juste avant le départ de la flotte, Alvarez, l'espion du roi portugais Manoel, avait annoncé à Magellan que l'Espagne ne lui fait pas pleinement confiance, et que parmi les capitaines espagnols, certains avaient reçu des instructions spéciales pour le déposséder en pleine mer de son titre d'amiral. A ce moment-là, le coup porte, d'autant qu'il s'agit d'une demi-vérité, sans parvenir toutefois à déstabiliser Magellan. Au contraire, un homme averti en vaut deux, et Magellan sait dès lors qu'il lui faudra redoubler de prudence et rester sur ses gardes. La mutinerie de San Julián n'est donc pas véritablement une surprise pour Magellan. Ce dernier sait aussi qu'il n'a que deux solutions : se soumettre, ou agir, le plus rapidement possible. Il va choisir la seconde.
Tandis qu'il élabore son plan de contre-attaque, Magellan voit accoster un petit canot, qui transporte des hommes porteurs d'une offre de négociation, rédigée par Gaspar de Quesada. Il décide de retenir l'équipage rebelle, avant d'envoyer ses propres émissaires dans la petite chaloupe gracieusement offerte par ses adversaires vers le Victoria, commandé par Luis de Mendoza (le San Antonio étant une cible par trop évidente). Cinq hommes y prennent place, dont le maître d'arme et homme de confiance de Magellan, Gonzalo Gomez de Espinoza. En faisant monter les hommes à bord, les rebelles ne se doutent de rien, et ne savent pas qu'ils viennent de signer l'arrêt de mort de leur capitaine. Car durant le même temps, Magellan a également fait partir, cette fois-ci à bord du canot du Trinidad, quinze hommes lourdement armés vers le Victoria. Ces derniers prennent d'assaut le navire alors que Mendoza, qui vient juste de finir de lire la lettre de Magellan, a la gorge transpercée par le poignard d'Espinoza. En un instant, Magellan vient de retourner la situation en capturant le Victoria, qui, avec le Trinidad et le Santiago, ferment désormais la baie de San Julián et l'accès à la haute mer.
Sur le Victoria, l'équipage est pétrifié, tandis que sur les deux autres navires rebelles, le courage des mutins fond comme neige au soleil. La harangue de Quesada, qui appelle ses hommes au combat, ne suffira pas, et l'arrivée des hommes de Magellan sur des canots brise bien vite toute résistance sur le Concepción et le San Antonio. Le courroux de Magellan sera immense. Conscient qu'il ne peut pas passer tous les mutins par les armes s'il veut pouvoir continuer son expédition vers le sud et qu'il lui faut donc faire preuve de clémence, il ne va punir que les principaux responsables. Mendoza baignant dans son sang, il lui faut faire un exemple avec Quesada et Cartegena. Le premier sera décapité, et son corps, tout comme celui de Mendoza, sera ensuite écartelé, les membres finissant plantés sur des pics en un effroyable avertissement. Quant à Cartegena, principal responsable de la mutinerie, son sort sera peut-être encore plus terrible, puisqu'il sera abandonné purement et simplement aux éléments, avec un prêtre rebelle et son glaive pour tout matériel. Personne ne retrouvera jamais leur trace, et eux seuls savent quelles souffrances ils ont du supporter avant d'expier.
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La baie de San Julián doit être un lieu maudit, car 57 ans plus tard, le corsaire et explorateur anglais Francis Drake, devra, tout comme Magellan, y affronter une mutinerie, dirigé par un certain Thomas Doughty. Drake le fera décapiter près de l'endroit ou les mutins de Magellan furent suppliciés. Funeste scène que la tête de Doughty roulant sur le sol humide, comme celle de Quesada avant lui. Ironie du sort, San Julián fut également l'endroit ou la Patagonie reçut son nom. C'est effectivement ici que les marins de Magellan aperçurent, sur le rivage, un géant qui "dansait et sautait et chantait et, tout en chantant, se lançait du sable et de la poussière sur la tête". L'homme était un indien Tehuelche. Devant la taille de ces mocassins, Magellan se serait exclamé "Ah, Patagon !", ce qui signifie "grands pieds". Bien que cette origine du mot Patagonie soit la plus couramment acceptée, Bruce Chatwin en propose une autre sensiblement différente dans son roman "En Patagonie". Selon lui, Magellan aurait trouvé son inspiration dans un roman de chevalerie publié en 1512, Primaleon de Grèce, et dans lequel le héros affronte un monstre humain doté d'une tête de chien et de pieds de cerfs, et poussant des rugissements à glacer le sang, le grand Patagon. Après l'avoir enchaîné par ruse, Magellan fit monter à bord de ses navires l'un des géants Patagon, pour en faire don à Charles Quint et la reine impératrice. Dès qu'il comprit sa situation, le malheureux se mit à rugir comme un taureau en furie. Son appétit était tel qu'il sera l'un des premiers à mourir du scorbut durant l'effroyable traversée du Pacifique, et son corps sera jeté à la mer. Shakespeare, qui a lu le récit de Pigafetta, le chroniqueur de Magellan, et peut-être également le Primaleon de Grèce, s'est en tout cas vraisemblablement inspiré du Patagon pour créer le Caliban de la Tempête, dont la première représentation eu lieu en 1611.
La flotte de Magellan restera 4 mois à San Julián, avant de se décider à reprendre la route vers le sud. Le navire le plus petit et le rapide, le Santiago, est envoyé en reconnaissance, mais il s'échouera le 3 mai 1520 au niveau du Rio de Santa Cruz. Depuis l'épave, deux hommes seront envoyés avertir Magellan. Ils marcheront onze jours, en longeant la côte et en se nourrissant de racines, avant d'atteindre San Julián. Le reste de l'équipage, sain et sauf (hormis un homme), attendra désespérément à Santa Cruz. Le 24 août, Magellan donne enfin l'ordre de quitter la baie maudite de San Julián, avec un navire entier et trois capitaines en moins. Une année vient de s'écouler, sans que rien ou presque n'ait été découvert.
Magellan va sans doute connaître à ce moment les jours les plus sombres de son existence. Ses navires s'enfoncent dans une région ou aucun homme n'est encore jamais allé. Les eaux, noires et froides, sont menaçantes, tout comme les côtés désertes et sinistres qu'ils suivent. Le navigateur, en proie au doute, hésite pour la première fois depuis son départ, et fait jeter l'ancre à l'embouchure du Rio de Santa Cruz, là où le Santiago, sous le commandement de João Serrão, s'est échoué. Son indécision va durer deux mois, deux longs mois ou il se tourmentera et se rongera jusqu'au sang, sans savoir qu'à deux jours de là se trouve l'entrée du passage auquel il n'a jamais cessé de rêver, et qui lui assurera l'immortalité. Comme l'indique Stefan Zweig dans sa superbe biographie du grand navigateur, "Jusqu'au dernier moment l'homme qui, doué d'une volonté prométhéenne, veut arracher à la terre son secret sentira la griffe du doute lui déchirer le coeur. Mais d'autant plus magnifique est ensuite la délivrance. Seul atteint les plus hautes cimes du bonheur celui qui s'élance des profondeurs extrêmes du désespoir".
Le 18 octobre 1520, les navires s'ébrouent et sillonnent à nouveau les eaux noires de la Patagonie. Quatre jours plus tard, la vigie aperçoit un promontoire rocheux, qui sera baptisé Cap des Vierges, derrière lequel s'ouvre un large golfe qu'il faut, comme les autres auparavant, explorer. L'équipage est convaincu qu'il s'agit encore d'une baie fermée, mais Magellan insiste pour la sonder. Deux navires, le San Antonio et le Concepción sont envoyés en éclaireur pour une durée de 5 jours, au-delà de laquelle ils doivent avoir fait demi-tour pour retrouver les deux autres vaisseaux, le Trinidad et le Victoria, qui entre temps exploreront l'embouchure de la baie. Magellan va attendre un jour, deux jours, trois puis quatre. Entre temps, les éléments se sont déchaînés, et une vilaine tempête s'est abattue sur les navires, faisant craindre le pire pour les deux cotres envoyés en reconnaissance.
Ce fut d'abord sans doute le grondement d'un canon, que l'équipage a peut-être confondu avec le fracas d'un éclair. Et puis un signal de la hune, qui indique une, non deux voiles ! Les navires sont de retour, mais quelque chose est manifestement anormal. Les canons tonnent toujours, et tandis que les vaisseaux surgissent du brouillard, l'équipage peut voir que tous les drapeaux et les oriflammes flottent au vent. Sur les ponts, les marins sautent, agitent les mains, poussent des cris. Magellan ne doit pas en croire ses yeux et ses oreilles, et attend, impatient, le rapport de Serrão qui lui confirme l'incroyable : cette baie n'en est pas une ! Pourtant, c'est bien ce qu'ils avaient cru, au départ. Cependant, alors qu'ils pensaient presque buter contre un rivage, voilà qu'un passage apparaissait, conduisant vers une étendue d'eau plus large. Cette dernière finissait par se rétrécir à son tour avant d'aboutir à une nouvelle baie, mais toujours on pouvait continuer à naviguer. C'est probablement quand les marins se sont aperçus que non seulement l'eau était toujours salée, mais qu'elle continuait à être agitée par la houle, que l'espoir est venu réchauffer les cœurs. Avec le retour victorieux du San Antonio et du Concepción, Magellan venait de triompher.
La partie n'en était pas pour autant gagnée. Lorsqu'il lance l'ordre à ses quatre navires de donner dans le passage qui le conduira vers les mers du Sud, Magellan sait probablement que le danger est omniprésent. C'est vraisemblablement durant la traversée de son détroit, qui va durer un mois, que le navigateur va prouver son véritable génie. Car, bien qu'étant le premier, il sera aussi le seul à le traverser sans perte ni accident. Tous les marins qui ont voulu suivre ses traces y ont laissé la vie, que ce soit Juan Sebastián del Cano, qui après son retour triomphal en Espagne, repartira vers les eaux froides et noires de la Patagonie qui seront son tombeau, ou les 23 navires de l'armada de Sarmiento, qui sera presque totalement décimée. Aucun navigateur, même le plus expérimenté, n'arrivera plus à passer là ou Magellan, pour la première fois dans l'histoire, s'est enfoncé avec ses hommes ...
Magellan aborde le détroit qui portera son nom avec une extrême prudence. Car ce dernier s'avère être un véritable dédale de bras de mer et de canaux, où il est non seulement très difficile de naviguer, mais ou les risques de se perdre sont également très élevés. Un navire qui échapperait à une collision avec les menaçantes falaises qui par endroits bordent les rives peut effectivement s'évanouir l'instant après dans les nuages grisâtres des brouillards qui descendent le long des vallées. Magellan ne désire prendre aucun risque, et à chaque bifurcation, il va séparer sa petite flotte en deux, les navires ayant pour charge de sonder chaque bras, chaque fjord. Chaque chemin possible est exploré, chaque route est étudiée ...
Tandis qu'ils progressent dans un labyrinthe de fjords, le long de hautes falaises, dans des eaux agitées et menaçantes, les marins aperçoivent de nombreuses colonnes de fumée. Magellan baptisera cette région la Terre des fumées, qui deviendra plus tard la Terre de Feu. Les conditions de navigation sont incroyablement éprouvantes pour l'équipage, qui a sans doute l'impression de s'enfoncer dans la version glacée des enfers. Quand Magellan décide de réunir les capitaines pour obtenir leur sentiment sur la conduite à tenir, le portugais Estevao Gomez, pilote du San Antonio, exprime avec courage sa position : pour lui, il faut rebrousser chemin, revenir en Espagne, et de là, affréter une nouvelle flotte pour continuer l'exploration du passage. Nul doute que cette vision doit être partagée par bien d'autres marins, terrifiés par la perspective de mourir dans ce vide obsédant, mais ces derniers n'ont probablement pas osé parler avec franchise devant Magellan. Ce dernier décide de continuer.
Voici que se présente une nouvelle bifurcation à explorer. Le San Antonio et le Concepción reçoivent l'ordre de descendre vers le sud-est, tandis que le Trinidad et le Victoria demeurent ancrés à l'embouchure du fleuve des Sardines. Magellan, qui désire apporter à ses hommes un peu de repos, envoie seulement une chaloupe en reconnaissance vers le sud-ouest. Après trois jours, cette dernière revient, avec à son bord des hommes surexcités. La sortie du détroit vient d'être trouvée, et pour la première fois, des hommes ont contemplé l'immense étendue d'un océan inconnu. L'exultation de Magellan va cependant être de courte durée. Car les deux autres navires ne sont pas au rendez-vous. En partant à leur recherche, la flotte finit par rejoindre le Concepción, mais nulle trace du San Antonio. Serrão informe Magellan que dès le premier jour de reconnaissance, le navire en question avait pris de l'avance, et qu'il n'a plus jamais reparu. Magellan ne saura vraiment jamais avec certitude ce qu'est devenu le San Antonio. Il consacrera des jours et une énergie précieuse à le rechercher, craignant le pire pour le navire ou l'équipage. Son astrologue, en tirant un horoscope, lui révélera pourtant une désagréable vérité : Estevao Gomez a suivi son instinct et ses propres peurs, et, après avoir mis le capitaine du navire au fer, a mis les voiles vers Séville. Le 6 mai 1521, le San Antonio parviendra à destination. L'équipage tentera de discréditer le commandement de Magellan, pour faire bonne figure auprès du roi. La cour d'Espagne ne se laissera cependant pas trompée, et enverra au cachot à la fois l'équipage rebelle, et l'infortuné capitaine du navire, fidèle à Magellan.
Avec la désertion de son plus grand navire, Magellan ne dispose plus que de trois navires. Le 28 novembre 1520, après un mois passé à traverser de part en part la pointe de l'Amérique du Sud, du Cap des Vierges au Cap Pillar, ces derniers lèvent l'ancre, et les étraves fendent pour la première fois les eaux d'un nouvel océan. La traversée de cette immense étendue d'eau sera un véritable enfer pour l'équipage, d'autant qu'elle va durer trois mois et demi, et que la flotte va passer au large de nombreuses petites îles. Les hommes endureront les pires privations, et beaucoup mourront du scorbut, ou seront réduits à l'état de loques. La nourriture est entièrement gâtée par les vers, tandis que l'eau est de plus en plus saumâtre. Magellan a totalement sous-estimé les dimensions de cet océan écrasant de solitude, ou ses navires semblent se traîner lamentablement. Il le baptisera Pacifique, à cause de l'absence de vents.
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Enfin, le 6 mars 1521, près de 100 jours après la sortie du détroit, la petite flotte atteint les îles Mariannes, puis, le 7 avril, les Philippines. Magellan, qui savoure sa victoire, ignore totalement que son long voyage va prendre fin ici. Sur un minuscule îlot portant le nom de Mactan, un petit Radjah insignifiant, Silapulapu refuse de se soumettre au roi de Sébu. Ce dernier, d'abord méfiant vis-à-vis de la flotte espagnole, va se laisser séduire par la force et les promesses de ces nouveaux arrivants. De leur côté, les espagnols sont particulièrement enclins à impressionner les autochtones par des démonstrations de force, et quand le roi de Sébu évoque l'île de Mactan et son roi arrogant, Magellan promet rapidement d'y envoyer ses hommes.
Pour la première fois sans doute depuis qu'il a entrepris son incroyable voyage, Magellan va commettre une erreur cruciale. Disposant d'une force militaire sans commune mesure avec celle de son adversaire, il aurait pu facilement faire plier Silapulapu. Quelques coups de canon, tirés par ses trois navires, auraient pu faire naître la terreur dans le coeur des guerriers du Radjah. Pourtant, Magellan, sans doute pour faire preuve de dédain à l'égard du roi de Mactan, ne va dépêcher qu'une petite force de 60 hommes, convaincu que cette dernière devrait suffire pour ramener l'îlot rebelle dans le droit chemin. Il est aussi probablement guidé par le récit de la victoire de Cortez et Pizzaro, qui avec quatre cents ou cinq cents hommes, ont vaincu les armées péruviennes et mexicaines, fortes de plusieurs centaines de milliers de soldats. Un sentiment d'invincibilité et d'invulnérabilité entoure comme une aura l'armée espagnole, et Magellan veut lui faire honneur. Se faisant, il va sous-estimer ces adversaires, ainsi que l'environnement dans lequel ses hommes en arme vont devoir livrer bataille. Même si elle ne possédait ni armures ni armes à feu, l'armée du roi Lapulapu était non seulement en large supériorité numérique, mais aussi inventive. Sans compter qu'elle possédait l'avantage du terrain ...
Sans le soutien des guerriers du roi Sébu, qui ne sont pas autorisés à participer à l'assaut, les canots approchent de l'île Mactan. Hélas pour Magellan, cette dernière est entourée par des barrières de coraux, qui vont empêcher les embarcations de s'approcher suffisamment près du rivage pour pouvoir ouvrir le feu à l'aide des bombardes, mousquetons et autres arquebuses. Privés de ces armes redoutables, qui leur auraient sans doute apporté la victoire, les hommes de Magellan, une quarantaine d'entre eux, mettent pied à terre. Nous devons au chroniqueur Pigafetta, qui fût lui-même blessé grièvement, la débâcle des espagnols. Les guerriers de Mactan, équipés de boucliers taillés dans un bois extrêmement dur, parvenaient à arrêter la plupart des projectiles tirés par les espagnols. Les tirs ayant lieu à distance, les balles arrivaient effectivement sur leur cible avec une énergie réduite. Constatant l'inefficacité des armes espagnoles, les indiens, qui auparavant reculaient, commencèrent à avancer sur les troupes de Magellan en envoyant des bordées de flèches empoisonnées. Pour les repousser, Magellan fit mettre le feu à quelques-unes de leurs cases, mais cela ne fit qu'amplifier leur fureur, et ils se jetèrent comme des tigres sur les espagnols. Ayant reçu une flèche au pied, Magellan donna l'ordre de battre en retraite, poursuivi par les indigènes, qui lançaient des javelots avant de les récupérer pour les réutiliser. Après une heure de combat acharné, Magellan reçu une nouvelle flèche au visage, et de colère, empala son agresseur avec une lance qu'il ne put retirer. Il tenta alors de sortir son glaive, mais son bras droit, paralysé par le poison d'une flèche, ne lui obéit plus. "Voyant cela les ennemis se précipitèrent sur lui tous à la fois, et l'un d'eux lui fit d'un coup de sabre une telle blessure à la jambe gauche qu'il tomba la tête en avant. Aussitôt tous les indiens se jetèrent sur lui et le percèrent à coups de lances. Et c'est comme cela qu'ils tuèrent notre miroir, notre lumière, notre consolation, notre chef dévoué", écrit Pigafetta. Le 27 avril 1521, Magellan, le plus grand navigateur que la Terre ait jamais connu, s'effondre pour toujours, victime d'une mort absurde.
Privé de leur chef, l'équipage devra faire face à la trahison du roi de Sébu, qui, à cause des événements de Mactan, a retourné sa veste. Une partie de l'équipage sera massacré durant un banquet soit-disant dressé en l'honneur des espagnols. Humiliée, le reste de la glorieuse flotte de Magellan doit désormais fuir. Sur les 265 hommes qui avaient embarqué, il n'en reste plus que 115, pas de quoi faire naviguer trois navires. Le Concepción est donc livré aux flammes, après que tout le matériel et les denrées utilisables aient été transbordés sur les deux bateaux restants, le Trinidad et le Victoria. Le 8 novembre 1521, ils parviennent tant bien que mal à Tidore, l'une des îles aux épices rêvées par Magellan. Après avoir pris un repos bien mérité et rempli les cales des précieuses épices, l'équipage lève l'ancre, direction l'Espagne par la voie bien connue de l'est. Les marins découvrent cependant rapidement que le Trinidad n'est plus en état de faire ce long voyage de retour. Gomez Espinoza, le maître d'armes de Magellan, qui avait mis fin à la mutinerie de San Julián en trucidant Mendoza, va prendre le commandement du navire endommagé. Il est convenu que des réparations lui soient apportées, avant qu'il puisse reprendre la mer sur les traces du Victoria. Ce dernier, piloté par Juan Sebastián del Cano, l'un des anciens mutins, va quitter l'île de Timor le 13 février 1522, en avance sur le Trinidad.
Bien que n'ayant pas le génie de Magellan, Sebastián del Cano va néanmoins réaliser un exploit. Le roi portugais Manoel, furieux de la trahison de Magellan, et terrifié par les conséquences de sa possible réussite, n'a effectivement pas ménagé son énergie pour arrêter le navigateur rebelle. Après avoir tenté d'amadouer Charles Quint et d'intimider Magellan, il avait ourdi un complot pour empêcher le renégat de prendre la mer. Le sabotage ayant échoué, Manoel avait alors en secret lancé plusieurs navires à la poursuite du navigateur, pour stopper sa flotte et lui passer les fers pour piraterie. Sur l'île de Tidore, un réfugié portugais prévient cependant les espagnols du plan de Manoel. Contrairement à tous les autres navires, le Victoria ne pouvait donc pas faire halte auprès des nombreux ports qui jalonnent la route vers l'Espagne, au risque d'être arraisonné. Il doit donc faire le voyage d'une traite, un bon immense au travers de l'océan. Avec une telle contrainte, les conditions de navigation deviennent vite difficiles, et le cauchemar de la traversée du Pacifique resurgit dans les esprits des 47 membres d'équipage. Quand, après cinq mois de navigation, ils parviennent au Cap Vert, ils ne sont plus que 31. Situé en plein territoire portugais, le Cap Vert constitue un danger de tout premier ordre pour le Victoria. La famine qui sévit à bord ne leur laisse pourtant pas le choix. Sebastián del Cano décide donc d'envoyer des canots à terre pour effectuer un ravitaillement, et ordonne à ses hommes de se faire passer pour des espagnols affamés qu'une tempête a poussés loin des côtes américaines. L'état de délabrement du navire semble accréditer la version des marins, et à terre, les portugais ne se méfient pas plus que cela. Trois canots parviennent à faire l'aller et retour, avant qu'un quatrième, le dernier, ne soit envoyé. Ce sera un canot de trop. A terre, un imprudent a dû vendre la mèche, et l'alerte vient d'être donnée. A bord du Victoria, del Cano remarque qu'un bâtiment s'apprête à lever l'ancre, et décide de fuir, avec seulement 18 hommes d'équipage à son bord. Les autres sont laissés à terre, livrés à eux-mêmes. Le 6 septembre 1522, les cales pleines d'épices, le plus petit navire de la flotte de Magellan accoste à San Lucar de Barrameda, après avoir effectué, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, un tour complet du globe terrestre.
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Magellan, lui, ne saura jamais rien du succès de l'entreprise à laquelle il a consacré sa vie. Sa nef amirale, le Trinidad, quittera sans lui les îles aux épices avec quatre mois de retard sur la Victoria. Elle finira arraisonnée par les portugais, et son équipage disparaîtra après avoir enduré les pires souffrances. Quant à son détroit, il deviendra un cimetière pour tous les navires qui s'y engageront, un lieu maudit inspirant crainte et terreur, qui sera surnommé les portes de l'Enfer. En janvier 1526, une flotte de six navires, commandée en partie par Juan Sebastián del Cano, disparaît presque totalement dans le détroit, victime de tempêtes et de naufrages. Celles d'Alcazova et de Camargo connaîtront le même sort. Le détroit de Magellan sera progressivement évité par les flottes, qui préféreront transiter par l'isthme de Panama, et son existence même finit par tomber dans l'oubli. C'est le corsaire Francis Drake, qui, l'utilisant comme repaire pour lancer ses attaques sur les navires espagnols, va forcer Séville à s'y intéresser à nouveau (Drake, qui 58 ans après Magellan, ouvrira un nouveau passage vers l'ouest en franchissant le Cap Horn). En septembre 1583, une armada de 23 vaisseaux, forte de 4000 hommes et commandée par le conquistador Sarmiento de Gamboa, lève l'ancre, avec pour objectif de transformer le détroit en une forteresse imprenable. Le roi Philippe II veut en effet verrouiller totalement ce passage, pour s'en assurer le contrôle absolu. Dès le départ, les choses font mal, et Sarmiento doit bientôt faire face à des tempêtes, des rivalités, des désertions, des mutineries. Tandis qu'elle progresse vers le sud, l'imposante flotte se désagrège. Début 1584, elle passe enfin le Cap des Vierges qui marque l'entrée du détroit, et débarque dans une petite baie pour y établir un fort. Les conditions effroyables qui règnent alors finissent d'affaiblir les esprits les plus endurcis, et Sarmiento, qui est harcelé par les indiens, doit faire face à de nouvelles désertions. Les survivants quittent la baie et progressent de 300 kilomètres dans les terres, avant de trouver une zone boisée où le climat semble plus clément. Là, ils établissent à nouveau une garnison, sur laquelle s'abattront bientôt famine, épidémie, révolte, attaques d'indiens et tempêtes. Meurtri, à bout de force, un équipage embarque à bord du seul navire restant pour trouver du secours, laissant derrière eux une poignée de colons moribonds. Le pirate Cavendish découvrira plus tard les ruines de ce qui devait être une grande ville érigée en l'honneur du roi Philippe. Il baptisera l'endroit Puerto del Hambre, ce qui signifie Port Famine. Quant à Sarmiento, ne pouvant remonter les côtes brésiliennes pour cause de tempête, il décide de mettre le cap sur l'Espagne, et finit arraisonné par le corsaire Raleigh, qui le livre aux anglais. L'échec cuisant de Sarmiento condamnera le détroit à retomber dans l'oubli, et la mise en service du canal de Panama en 1913 signera son arrêt de mort.
L'exploit réalisé par Magellan et ses hommes reste néanmoins immense. A côté, le succès de Christophe Colomb paraît bien dérisoire. Le voyage de ce navigateur espagnol ne dura effectivement qu'un peu plus de deux mois, et au bout de deux semaines, ses marins apercevaient déjà des mottes d'herbes, des morceaux de bois charriés par la mer et plus tard des oiseaux, signe annonciateur de la proximité d'une étendue de terre. De plus, Colomb était parti d'une patrie amie, tandis que Magellan, pourchassé par son propre pays, avait dû passer un pacte avec une puissance étrangère pour mener à bien son formidable projet. Nous terminerons cette digression historique sur Magellan par ces mots de Stefan Zweig :
"Mais ce n'est jamais l'utilité d'une d'une action qui en fait la valeur morale. Seul enrichit l'humanité, d'une façon durable, celui qui en accroît les connaissances et en renforce la conscience créatrice. Sous ce rapport, l'exploit de Magellan dépasse tous ceux de son époque. C'est pourquoi la magnifique entreprise de ces cinq petits et faibles navires partant pour la guerre sainte de l'humanité contre l'inconnu restera à jamais inoubliable. Inoubliable aussi restera le nom de l'homme qui a conçu et réalisé un projet aussi grandiose. Car en trouvant la mesure, cherchée en vain depuis des siècles et des siècles, du globe terrestre, l'humanité a découvert sa propre mesure, et, à la grandeur de l'espace terrestre vaincu, reconnu avec joie et courage sa propre grandeur. L'exploit de Magellan a prouvé, une fois de plus, qu'une idée animée par le génie et portée par la passion est plus forte que tous les éléments réunis et que toujours, un homme, avec sa petite vie périssable, peut faire ce qui a paru un rêve à des centaines de générations une réalité et une vérité impérissables."
La traversée du détroit
Comme on peut le voir, le détroit de Magellan est l'un des hauts lieux de l'histoire de l'exploration de notre planète. Si Stefan Zweig a écrit sa biographie du grand navigateur rongé par la honte d'avoir éprouvé de l'ennui au bout du septième ou huitième jour d'un voyage vers l'Amérique du Sud, il n'est pas vraiment possible d'imaginer les conditions auxquelles ont du faire face les marins qui ont, pour la première fois, franchi ce passage, d'autant qu'ils naviguaient vers des régions inconnues, et donc naturellement inquiétantes. Adossé au bastingage de la proue, tenant dans ma main un GPS qui m'indiquait, avec une précision supérieure à la seule largeur de notre ferry, notre position sur une carte détaillée du Chili, j'ai eu une pensée, et ressenti beaucoup d'admiration, pour ces explorateurs du passé qui ont risqué leur vie dans les endroits les plus inhospitaliers de notre planète, à la seule fin de faire progresser notre savoir.
Notre périple a été (heureusement pour nous, pauvres occidentaux habitués à bien trop de confort) beaucoup plus court que celui de Magellan, étant donné que nous n'avions qu'à traverser son détroit du nord au sud. Il nous a fallu environ 30 minutes pour traverser ces eaux calmes et froides, escorté par des orques de mer, et c'est avec une joie non dissimulée que j'ai quitté le navire pour fouler la mythique Terre de Feu. Nous avons ensuite repris notre bus qui s'est dirigé plein sud parmi des paysages de steppes. La route s'est ensuite mise à obliquer plein ouest, et nous avons atteint le poste frontière chilien vers deux heures de l'après-midi. Les douaniers étant en grève, il nous faudra patienter presque trois heures avant d'être autorisé à passer. L'attente était néanmoins très plaisante, allongé dans une prairie en fleur, occupé ça et la par quelques habitations au toit rouge, sous un magnifique ciel bleu.
Sur la route menant au poste frontière argentin, les moutons, veaux et guanacos déambulaient librement, le secteur étant totalement dépourvu de clôtures. Notre conducteur n'économisait donc pas sur le klaxon, histoire de prévenir la faune locale de notre arrivée et de forcer les plus imprudents à dégager, temporairement, le passage. Les formalités au poste argentin se sont effectuées bien plus rapidement que du côté chilien, et vers cinq heures trente, nous avons repris notre route vers les confins du Monde.
Vers 18h30, nous avons profité de notre passage à Rio Grande, capitale industrielle de la Terre de Feu située sur les bords de l'océan Atlantique, pour nous restaurer. Une heure plus tard, nous sommes repartis pour la dernière étape de notre voyage. Jusqu'ici, les paysages de la Terre de Feu ne se distinguaient en rien des steppes de la patagonie. Mais peu à peu, à mesure que nous descendons vers le sud, la végétation s'est mise à reprendre ses droits. Dans un premier temps, ce ne fut que des petits arbustes blanchâtres parfois torturés par les vents, et qui semblaient recouverts par une fine couche de neige. Il n'en était cependant rien, et les branches étaient en fait littéralement revêtues de lichens vert clair filamenteux, qui donnaient au couvert forestier un aspect des plus fantomatiques, à tel point que la forêt fuegienne aurait mérité de figurer dans le Seigneur des Anneaux. Puis, l'océan se faisait de plus en plus proche, nous sommes passés à de véritables forêts verdoyantes, dont la présence étonne, tant la Terre de Feu évoque dans l'imaginaire un désert hostile, ou la vie a le plus grand mal à s'accrocher. Il était déjà 9h30 lorsque nous avons abordé les premiers reliefs montagneux, le décor étant absolument spectaculaire avec le coucher de soleil, et une demi-heure plus tard, fatigués après un tel périple mais heureux, nous sommes enfin entrés dans Ushuaia, la ville la plus australe de la planète.
Ushuaia ne fut d'abord qu'un bâtiment de missionnaire, construit en 1869 à côté des huttes des indiens Yaghans. Les argentins la transformeront en port militaire, avant qu'elle ne devienne, comme de nombreuses villes érigées dans des endroits inhospitaliers, une prison d'où l'on ne peut s'échapper.
Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : Vers Ushuaia. Début de la trace : 09:04:43. Fin de la trace : 22:32:36. Temps écoulé : 13h28. Longueur : 634 km.
Jour 13 (mercredi 19 novembre 2008) : Randonnée en Terre de Feu
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Notre première journée à Ushuaia est consacrée à la découverte de quelques-unes des splendeurs de la Terre de Feu. Après un petit trajet sur route en direction de l'ouest, nous nous arrêtons au niveau de la baie Ensenada. De là, nous partons en randonnée le long d'un agréable sentier, qui suit les rives de la baie Lapatia, en s'enfonçant parfois dans une forêt très touffue de ñirhes et lengas. La faune et la flore sont particulièrement riches, en nous observons quantité d'oiseaux, dont d'impressionnants pics verts qui redoublent d'énergie pour creuser des trous dans des branches d'arbres, à la recherche de larves d'insectes.
Après cette balade qui nous a ouvert l'appétit, nous déjeunons dans une charmante zone boisée, avant de nous préparer pour une expédition en canoë, le long d'un petit canal qui relie le lac Roca à la lagune Lapatia. Le terme expédition n'est pas trop fort, étant donné qu'habituellement, je ne suis pas friand de ce genre d'activité. Pourtant, la perspective de manquer une occasion de naviguer dans un décor aussi grandiose que celui du Parc National de la Terre de Feu parvient à vaincre mon appréhension. C'est donc avec beaucoup de retenue que j'enfile le pantalon étanche orange, ainsi que le gilet de sauvetage que nos guides nous proposent.
Notre groupe se retrouve divisé en deux, et dès les premiers coups de rame, il apparaît clairement que l'embarcation à bord de laquelle j'ai pris place n'est pas la meilleure. L'autre groupe a déjà pris la tête, et se propulse avec un bel entrain sur les eaux du lac Lapatia. A notre décharge, ils possèdent deux avantages majeurs : le guide local fait office de barreur, et les rameurs, apparemment rompus à ce genre d'exercice, sont presque parfaitement synchrones. De notre côté, c'est rapidement la débandade. Les mouvements des rames sont erratiques au possible, la force musculaire n'a pas été équilibrée (toutes les femmes se sont effectivement groupées du même côté, entraînant un déséquilibre dans la poussée), et, comme si cela ne suffisait pas, notre barreur est peu expérimenté. Notre canoë a donc beaucoup de mal à avancer, et effectue régulièrement des 360°, une aubaine pour les amateurs de paysages (absolument splendides au demeurant) !
Le passage d'un petit bras de terre est l'occasion de faire un point sur notre technique de navigation, et nous améliorons légèrement notre performance sur le deuxième tronçon. Il nous faudra une heure pour parvenir à destination, et c'est fatigué mais ravi que nous quittons notre canoë. Seul regret, par mesure de sécurité, nous avions laissé sur la berge nos appareils photo et caméscopes, alors qu'ils auraient permis de faire des clichés ou des films particulièrement comiques ! Une chose est sûre en tout cas, pour le Cap Horn, il y a encore du travail !
Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : Balade en Terre de Feu, navigation en canoë sur le lac Lapatia. Début de la trace pour le Parc National : 08:17:54. Fin de la trace pour le Parc National : 15:12:14. Temps écoulé : 6h54. Longueur : 20,4 km. Début de la trace pour la navigation en canoë : 15:12:31. Fin de la trace pour la navigation en canoë : 16:34:26. Temps écoulé : 1h22. Longueur : 4 km.
Jour 14 (jeudi 20 novembre 2008) : Navigation sur le canal Beagle
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Après une matinée passée à visiter Ushuaia, nous embarquons dans l'après-midi pour une navigation de 6 heures le long du canal Beagle. Séparant la grande île de la Terre de Feu de plusieurs petites îles situées plus au sud, ce dernier s'étire sur 240 kilomètres, et est relié à l'océan Pacifique à l'ouest par le canal de Darwin. Les deux seules villes situées sur ses rives sont Ushuaia et Puerto Williams (celle-ci ne possède cependant pas suffisamment d'habitants pour revendiquer le titre officiel de "ville du bout du Monde", et donc détrôner Ushuaia).
Le voyage du Beagle
Le canal Beagle a été nommé en hommage au HMS Beagle, un navire qui croisa à deux reprises sur les côtes de l'Amérique du Sud au début du 19e siècle pour y effectuer entre autres des relevés cartographiques. Au cours de la première expédition, le capitaine du HMS Beagle, très déprimé, se suicida avec une arme à feu et fut remplacé par le capitaine Robert FitzRoy, alors âgé de 23 ans. Durant ce premier voyage, le Beagle accosta en Terre de Feu. En représailles à un vol de bateau, Fitzroy fit enlever quatre indiens Yaghan, un homme, une femme et deux garçons, pour que ces derniers jouent le rôle d'interprète, et puissent être présentés à la couronne britannique en vue d'établir des liens entre les deux pays. Pendant le voyage, ils furent éduqués aux valeurs britanniques ainsi qu'au christianisme. A Londres, les captifs furent présentés au roi et devinrent rapidement des célébrités. L'un des garçons, répondant au nom d'Orundellico, fut baptisé par l'équipage Jemmy Button, car FitzRoy l'avait acheté à sa famille (de gré ou de force on ne le sait pas avec précision) avec des boutons en nacre.
Une année plus tard, les indiens fuégiens, qui n'étaient plus que trois (le quatrième étant mort en Angleterre après avoir été vacciné contre la variole) furent ramenés en Terre de Feu par le Beagle, qui réalisait alors son second voyage. Une fois sur place, Jemmy Button abandonna bien vite ses habitudes britanniques, après avoir eu quelques difficultés à se rappeler sa langue natale et ses coutumes. Bien qu'ayant gardé de bonnes notions d'anglais, il fit preuve d'une forte résistance contre un retour en Angleterre. Le 6 novembre 1859, Jemmy Button prit part à un massacre ou 8 missionnaires perdront la vie.
Le H.M.S Beagle rentrera véritablement dans l'histoire lors de son second voyage. En plus de continuer les relevés cartographiques, Fitzroy voulait profiter de ce périple pour jeter les bases d'un nouveau mode d'observation scientifique, et souhaitait donc la présence d'un naturaliste à bord. Celui-ci, contrairement à ce que l'on pourrait penser, n'était pas Charles Darwin, mais le chirurgien de bord, Robert McKormick. La présence de Darwin parmi l'équipage avait plus à voir avec des préoccupations beaucoup plus personnelles et intimes du capitaine du navire, Robert Fitzroy.
Homme brillant et ambitieux, considéré comme un pionnier dans le domaine de la météorologie, Robert Fitzroy était également hanté par un démon intérieur. Le suicide du précédent capitaine du Beagle l'avait sensibilisé au stress psychologique qu'un individu, confronté à l'écrasante solitude de la Patagonie, peut subir. Son oncle, Robert Stewart, vicomte de Castlereagh, s'était de surcroît ouvert la gorge avec un rasoir. Fitzroy, qui à ce moment-là était adolescent, avait été très impressionné par ce suicide. Possédant une forte ressemblance avec son oncle, tant sur le plan physique que comportemental, Fitzroy a dû se demander très tôt s'il ne partageait pas non plus la même prédisposition à la mélancolie. L'avenir lui donnera raison, et il ne fait aucun doute que Castlereagh et Fitzroy étaient tous deux atteints de troubles maniaco-dépressifs.
En tant que capitaine de navire, Fitzroy ne pouvait pas avoir de contacts autre que professionnel avec l'équipage ou les officiers. Il eut alors l'idée d'embarquer à bord du Beagle, et à ses frais, un interlocuteur éduqué de bonne famille, avec qui il pourrait partager non seulement sa table, mais aussi sa passion pour la science. C'est ainsi que Charles Darwin prit part à l'expédition, non pas comme naturaliste, mais en tant qu'hôte, pour fournir à FitzRoy une compagnie capable de tenir à l'écart les dangers et angoisses de la solitude.
Le voyage du Beagle durera 5 ans. Après avoir longé l'Amérique du Sud jusqu'en Terre de Feu, le Beagle rejoindra Valparaiso, ou Darwin en profitera pour explorer les Andes. Le navire fera ensuite route vers les îles Galápagos, Tahiti, la nouvelle Zélande, avant de mettre le cap sur l'Australie et l'Afrique du Sud. Après un détour par le Brésil, il retournera en Angleterre le 2 octobre 1836. En 1859, Charles Darwin publiera "l'Origine des espèces", pierre angulaire de la plus grande révolution que la biologie ait jamais connu. Quand à Robert Fitzroy, il n'acceptera jamais les idées et conclusions de Darwin et n'aura de cesse de combattre vigoureusement la théorie de l'évolution de son ancien compagnon de voyage, en s'appuyant sur sa ferveur religieuse. Le 20 avril 1865, très déprimé et peut-être fragilisé par les critiques à l'encontre de ses prédictions en météorologie, discipline ingrate s'il en est, Fitzroy se tranchera la gorge, rejoignant ainsi dans l'obscurité son oncle, et cédant enfin à cette pulsion de mort qui, plusieurs dizaines d'années auparavant, l'avait conduit à embarquer à bord de son navire un jeune homme inconnu ...
Le canal Beagle
Très rapidement après notre départ d'Ushuaia, le navire frôle de petites îles blanchies par le guano, ou se prélassent lions de mer et cormorans. L'une d'elles est l'île "Los Pajaros" (l'île aux oiseaux). Nous voguons ensuite vers le célèbre phare des éclaireurs, appelé également phare du bout du monde, que nous atteignons après environ une heure de navigation. Ce dernier évoque immédiatement le roman de Jules Vernes, mais le célèbre romancier s'était en fait inspiré d'un autre phare pour écrire son histoire. Sur l'île des états, le gouvernement argentin avait effectivement fait construire en 1884 un bâtiment de forme hexadécagonal en bois, à 70 mètres d'altitude, à proximité de Puerto San Juan del Salvamento. En raison des conditions hostiles qui prévalent dans cette région du monde, il fut abandonné et tomba en ruine, avant d'être restauré en 1994 par une équipe de passionnés dirigée par un français. Une réplique de ce dernier a ensuite été mise en place à la Rochelle, au niveau de la pointe de la plage des Minimes.
Dans le roman de Jules Verne, paru en 1905, ce phare est construit non pas par les argentins, mais par leur éternel rival, les chiliens, afin de diriger les bateaux qui naviguent dans les eaux mortelles du Cap Horn. Erigé devant la baie d'El Gor, l'édifice dispose d'un feu fixe brûlant de l'huile. Trois gardiens sont envoyés sur place pour l'occuper durant l'été austral (de décembre à février), mais ces derniers ne tardent pas à découvrir qu'ils ne sont pas seuls dans cet endroit isolé de tout. Une bande d'infâmes pirates sévit effectivement depuis plusieurs années sur l'îlot, en attendant que la mer travaille pour eux. Tels des prédateurs, ils guettent les naufrages des infortunés navires et se jettent sur les épaves, en n'hésitant pas à tuer l'équipage. Ayant entassé un véritable trésor dans une grotte de la baie d'El Gor, ils sont néanmoins prisonniers de l'île des États, ou ils sont arrivés après un naufrage, et qu'ils ne peuvent plus quitter. La construction du phare dérange leur plan, et les pirates, dirigés par un dénommé Kongre et son bras droit Carcante, sont obligés de battre en retraite à l'autre bout de l'île, au Cap Gomez. Par chance, la bande parvient à mettre la main sur une goélette, la Maule, que l'océan a drossé sur les rivages de l'île des Etats. Dès lors, Kongre n'a plus qu'une idée en tête : conduire la Maule, qui a besoin de réparation avant d'affronter le Pacifique, au niveau de la baie d'El Gor, seul endroit de l'île ou il est possible de faire relâche sans encourir les foudres de l'océan. Deux des gardiens, Moriz et Felipe, sont assassinés alors qu'ils se portent en avant du bateau, sous les yeux impuissants du troisième, le vieux Vasquez. Ce dernier va alors s'allier avec un naufragé américain, John Davis. Leur objectif : empêcher à tout prix les pirates de quitter l'île, avant que l'aviso Santa-Fé, un navire militaire battant pavillon argentin qui assure le ravitaillement de l'îlot tous les trois mois, ne revienne mouiller dans les eaux sinistres de la Terre de Feu ...
Une fois le phare des éclaireurs doublé, notre navire s'est lancé dans une longue traversée vers l'est de deux heures. Son objectif est l'île Martillo, ou vivent des colonies de pingouins. Un peu avant d'arriver à destination, nous passerons à l'aplomb de la ville de Puerto Williams bâtie en 1953 sur les rivages de l'île de Navarino. Bien que situé de l'autre côté du canal Beagle, donc plus au sud, Puerto Williams ne peut pas porter le titre de ville la plus australe du Monde. Effectivement, cette ville, qui est d'abord et avant tout un port militaire, n'abrite que 1500 âmes environ.
Sur l'île Martillo, les pingouins sont effectivement au rendez-vous, accueillant avec indifférence l'arrivée de notre bateau, qui vient s'échouer sur l'une des rives. Quelques courageux se redresseront pour descendre vers nous et plonger dans les eaux froides du canal Beagle. Sur le pont du navire, les obturateurs des appareils photo crépitent comme si ces paisibles animaux étant devenus des stars descendant les marches du palais des festivals à Cannes. Au bout d'un moment, nous rendons la plage de l'île Martillo à ses propriétaires légitimes, et nous reprenons le chemin d'Ushuaia. Après avoir zigzagué entre de nombreuses petites îles, le navire se met à longer le côté nord du canal Beagle, nous offrant ainsi une vue superbe sur les reliefs montagneux, les paysages étant magnifiés par la lumière du couchant.
Ouvrir l'itinéraire sous Google Earth : Navigation sur le canal Beagle. Début de la trace : 15:09:10. Fin de la trace : 21:13:03. Temps écoulé : 6h04. Longueur : 128 km.
Jour 15 (vendredi 21 novembre 2008) : Vol au-dessus d'Ushuaia.
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Le vendredi 21 novembre va constituer notre dernière véritable journée en Patagonie. Il s'agit d'une journée libre, et plusieurs activités s'offrent à nous : randonnée autour d'Ushuaia, shopping dans les rues commerçantes de la ville. De mon côté, avec quelques courageux, nous avions réservé un vol de 30 minutes à l'aéroclub d'Ushuaia. La veille, les pilotes nous avaient prévenus que les conditions pouvaient être défavorables, à cause des vents très violents qui soufflent souvent en altitude, et qui peuvent rendre le vol très désagréable (sinon impossible).
Par chance, lorsque nous sommes arrivés à 9h30 pour embarquer dans un Piper PA-32 6 places (indicatif LV-MEM), le temps était au beau et les vents soufflaient ... raisonnablement, en tout cas pour l'endroit ! Les roues venaient à peine de quitter la piste que l'aéronef a effectivement commencé à être secoué en tout sens, comme un véritable foetus de paille. Pour pouvoir admirer la fin du Monde depuis le haut, il faut avoir le coeur bien accroché !
L'estomac dans les talons, nous avons mis le cap vers l'ouest, en direction des terres boisées du parc de la Terre de Feu, que nous avions visité la veille. L'occasion de contempler les lagunes Roca et Negra. Juste avant la frontière avec le Chili, l'appareil a alors viré de 180° pour suivre le canal de Beagle. En un rien de temps, nous survolions le phare des éclaireurs, que nous avions rejoint en bateau la veille, après un parcours beaucoup plus long.
Depuis le hublot de l'appareil, la vision est superbe sur Ushuaia et ses alentours : cimes enneigées, forets, lacs et lagunes, îles perdues au milieu du canal Beagle. Contrairement à la Patagonie proprement dite, où la terre domine tout, l'extrême sud de l'Amérique du Sud est caractérisé par l'omniprésence de l'eau. La terre s'effrite ici en une multitude d'archipels et de fjords, en un labyrinthe de canaux et de bras de mer. Vers le sud, on distingue les derniers îlots de terre qui forme le Cap Horn, cette pointe rocheuse ou les eaux de l'océan Atlantique affrontent dans de terribles vagues celles de l'océan Pacifique. Malgré les secousses incessantes dues aux vents et les nombreuses dérives de l'avion, le plaisir de voler au-dessus des dernières parcelles de terres australes habitées est bien là.
C'est donc avec un mélange de ravissement et de soulagement que notre avion se pose en douceur sur la piste de l'aéroclub, un peu après 10 heures. Comme souvent à Ushuaia et ses environs, la moindre activité donne droit, en récompense, à un certificat, mais celui délivré par l'aéroclub était vraiment mérité ! Après une séance photo devant le DC-3 qui marque l'entrée de l'aéroclub, nous repartons vers Ushuaia pour une pause déjeuner.
Quelques heures plus tard, alignés sur la piste principale de l'aéroport international, nous nous apprêtons à nouveau à reprendre le large, destination Buenos Aires. Pour moi, notre périple se termine à cet instant précis, suspendu dans les airs, au-dessus d'une ville coincée entre les sommets enneigés d'une cordillère lointaine et les eaux infinies de l'océan, et dont les feux brillent comme un phare dans la nuit.
Patagonie
Quand j'étais enfant, c'est dans un livre que j'ai pour la première fois entendu parler de la Patagonie. Intitulé "Linda la sauvageonne", et publié dans la collection "Bibliothèque verte" (si ma mémoire est bonne), il racontait les aventures d'une petite fille recueillie dans une estancia, en Terre de Feu. Cette région du monde a effectivement inspiré quantité d'écrivains, qui ont pour certain contribué à la rendre encore plus mythique qu'elle ne devrait.
Depuis cette lecture, la Patagonie s'est mêlée à mon imaginaire, et son nom seul évoque irrémédiablement des espaces infinis, des plaines immenses et sans limites qui courent jusqu'à l'horizon. Des petits arbres aux branches tortues par les vents, qui se dressent au milieu de nulle part, sous un ciel couleur de feu. Un monde invraisemblable et démesuré, ou la liberté s'exprime dans chaque souffle d'air, un univers éternel que la mort a oublié, et où tout est possible.
Il suffit de se documenter un tant soit peu sur la Patagonie pour découvrir que sa fascination est universelle, et que ces terres lointaines ont depuis toujours déclenché des tempêtes de fantasmes dans l'esprit de l'homme. Lors des randonnées, il m'est arrivé à plusieurs reprises de faire appel aux décors de la trilogie le Seigneur des Anneaux, adaptée de l'œuvre épique de Tolkien, pour exprimer mon étonnement. Une toundra d'altitude détrempée, et nous voici dans le Marais des Morts. Une forêt d'arbustes recouverts par les longs cheveux blanchâtres d'une variété de lichens filamenteux, et nous nous retrouvons à l'orée de la vieille forêt. En cheminant sur un sentier dans le massif du Paine, nous nous sommes soudain trouvés face à face à deux troncs d'arbre pointus, qui semblaient former comme une porte. Un membre de notre groupe s'est écrié : "nous entrons en pays elfique !". En fouillant sur Google Earth, alors que j'étais en train de travailler sur les traces enregistrées par mon GPS, j'ai retrouvé une photo des arbres en question, légendée par cette simple question "L'entrée du territoire des Ents ?".
Et que dire des noms que l'on lit sur les cartes ? Le golfe de l'ultime espérance, l'île de la désolation, le port famine sont des endroits qui finiront toujours par apparaître sous votre doigt, si vous déplacez celui-ci sur une mappemonde. Comment ne pas immédiatement réagir aux noms évocateurs du Cap Désiré ou du Cap des Vierges, situés au niveau du détroit de Magellan ? Un simple mot tracé à l'encre noire sur une carte jaunie, et vient immédiatement à l'esprit une mer déchaînée, la coque de bois d'un navire drossé contre un écueil menaçant, des territoires ou un vent hurlant étouffe les cris de souffrances d'hommes à moitié fou de solitude et de froid, l'espoir insensé d'un feu brûlant dans l'âtre de la cheminée d'une petite cabane suspendue entre terre et ciel ...
Comme on peut le voir, la Patagonie semble être un royaume de l'imaginaire. Mais que représente-t elle en réalité ? En voyageant là bas, ne courrons-nous pas le risque d'être déçu, tant la réalité peut parfois paraître grise quand on la compare aux couleurs chaudes et flamboyantes de l'imagination ? N'allons-nous pas au contraire être happé et envoûté par cette terre ultime, sans espoir de retour, si tout ce qui se dit sur la Patagonie est réel ?
La Patagonie, pour moi, c'est avant tout des plaines immenses et désolées, des champs de petites collines recouvertes d'une végétation rase et desséchée par les vents, qui déploient leur rondeur sous un ciel superbe et toujours changeant. Des centaines et des centaines de kilomètres de route et de pistes, bordées en permanence de barricades qui semblent devoir ne jamais finir, et dont on se demande au bout d'un moment comment elles ont pu être posées. Une monotonie époustouflante, qui n'est que rarement brisée par l'apparition des bâtiments d'une estancia, ou d'un abri perdu au milieu de nulle part. Les deux massifs montagneux les plus célèbres de la Patagonie, le massif du FitzRoy et le massif du Paine, ne sont finalement que des anomalies sorties de terre, au beau milieu d'une plaine sans fin.
Ces paysages fractals, dont les motifs se répètent sans cesse, et qui sont baignés par cette lumière si particulière, aussi splendide qu'indéfinissable, dégagent une mélancolie teintée d'espoir. Un tableau de maître, réalisé par un peintre lucide et fou à la fois, qui aurait trempé ses pinceaux dans le noir de la solitude, pour la diluer dans le bleu turquoise de la liberté.
Pourtant, il n'est pas possible d'aller plus loin. Nul géant Patagon ne hante les étendues obscures de la Pampa, en faisant trembler le sol de leur grand pied, lorsque le soleil est couché. Aucun dinosaure, façon Monde Perdu ou Jurassique Park, ne vous prendra en chasse sur les étendues écrasantes de solitude de cette région du Monde, et s'il vous sera possible de croiser un mylodon géant au bord du fjord Ultima Esperanza, ce dernier restera de marbre, prisonnier de sa rigidité artificielle. Aucun Trinidad fantôme ne sortira des nuages devant le voyageur émerveillé en train de traverser le détroit de Magellan.
Au bout du monde, si Darwin a son canal et sa cordillère, si Fitz Roy a son sommet, le voyageur qui s'engagera sur le canal du Beagle ne rencontrera ni le naturaliste génial, ni le capitaine ambitieux. Aucun bateau à la voile lumineuse n'apparaîtra derrière la bordure déchiquetée d'une falaise. Nul vent ne portera la voix du naturaliste en train de se quereller avec le capitaine du HMS Beagle. Nulle silhouette fantomatique ne rejouera, dans le théâtre grandiose de la Terre de Feu, la fin funeste de l'un, et la formidable destinée de l'autre.
Quel est donc le véritable visage de la Patagonie ? Celui que l'on choisit de voir, bien sûr, et qui sera vraisemblablement différent pour chacun de nous. Tel voyageur, passé le choc de la découverte, finira par ressentir langueur et monotonie, et se surprendra à penser en soupirant à l'agitation des villes et à son quotidien. Tel autre chavirera devant tant de désolation et de liberté, et fomentera bien vite le projet de venir s'installer au sein de ces espaces vierges, pour tout recommencer à zéro. Dans l'excellent film "Insommia" de Christopher Nolan, le détective Will Dormer (joué par Al Pacino), est envoyé malgré lui dans une petite ville d'Alaska, ou le soleil ne se couche jamais. Terrassé par le manque de sommeil, il se confie à une jeune femme qui lui révèle une vérité cruciale : "Deux sortes de gens vivent en Alaska. Ceux qui sont nés ici, et ceux qui sont venus pour échapper à quelque chose". On pourrait en dire autant avec la Patagonie.
La Patagonie est une sorte de creuset de l'âme, dont il peut ressortir à peu près n'importe quoi : la cendre de la déception, le plomb d'un chagrin insondable, l'or de la découverte, le platine d'une renaissance, ou les feux sanguins du rubis de la folie. Le mieux est finalement de ne rien en attendre. C'est dans ces conditions qu'elle vous donnera le plus.
Bibliographie
. Dernière mise à jour : 29 avril 2012. Des commentaires, corrections ou remarques ? N'hésitez pas, écrivez-moi! |