Les couleurs de Mars

Quiconque, même l'individu le moins au fait des connaissances astronomiques, ne peut manquer de savoir que la planète Mars est rouge. Lors des périodes d'opposition, lorsqu'elle s'approche au plus près de la Terre, Mars brille dans le ciel tel un charbon ardent. Cette couleur emblématique, due à la grande richesse en oxydes de fer de sa surface, lui a d'ailleurs valu d'être dans les cieux la représentante du dieu de la guerre pour les civilisations antiques.

Pourtant, dès que les instruments d'observation ont été assez puissants pour permettre aux astronomes d'appréhender Mars non plus comme un simple point lumineux, mais comme un disque à la surface bigarrée, les couleurs de Mars ont été un sujet de controverse. Même aujourd'hui, alors que nous sondons Mars avec des moyens qui paraîtraient magiques aux Anciens, la palette des couleurs martiennes, qui n'a rien à envier à celle d'un arc-en-ciel, suscite encore bien des passions. Mars ne serait-elle pas finalement une planète caméléon ?

Le mythe de la végétation martienne

Dès 1666, Jean-dominique Cassini estimait que Mars ressemblait beaucoup à la Terre. Pour lui, les étendues sombres et claires que l'on distinguait à la lunette n'étaient que l'équivalent des mers et des continents terrestres. Pour un observateur de la surface terrestre, la première chose qui frappe est le découpage en mers et en terres émergées. Il était donc tout à fait naturel de calquer sur Mars cette caractéristique terrestre. Les masses d'eau ayant la propriété d'absorber les rayons du Soleil, Cassini pressent que les zones sombres doivent correspondre à des étendues d'eau, tandis que les plages plus claires coïncideraient plutôt avec des continents.

Dans son ouvrage Cosmotheoros publié en 1698, soit trois années après sa mort, Christian Huygens s'interroge pour la première fois sur les couleurs de Mars : il estime que les paysages martiens doivent être plus sombres que ceux de Jupiter ou de la Lune, ce qui expliquait le bel aspect cuivré de Mars dans le champ d'un télescope.

Le fils du grand astronome William Herschel considérait lui aussi que les zones claires de Mars devaient correspondre à des continents, tandis que les plages sombres - au pouvoir absorbant plus important -, ne pouvaient être que des masses liquides. Il avait également noté l'étrange teinte verdâtre que revêtaient parfois les mers martiennes, mais il attribua bien vite cette coloration étonnante à une simple différence de contraste entre les zones claires et les zones sombres.

François d'Arago, le directeur de l'observatoire de Paris, remarqua de son côté la nature changeante des couleurs martiennes. Alors que la planète apparaissait rosâtre dans un petit instrument, elle devenait successivement orange puis jaune dès que l'on passait à des grossissements supérieurs. Quant aux teintes verdâtres qu'il avait lui aussi noté, il n'y voyait, comme son confrère, que le résultat d'une illusion d'optique.

Lors de l'opposition de 1858, le père jésuite Angelo Secchi note à la surface de Mars un large triangle sombre, qui semble tirer sur le bleu (la fameuse région de Syrtis Major, connue à cette époque sous le nom de Mer du Sablier). Impressionné par la grande variété de teintes exhibées par la surface de Mars, Secchi se lance dans leur étude et réalise la première esquisse en couleur de la planète : si la ceinture sombre qui entoure la calotte polaire est représentée par un gris cendreux, les autres régions sombres apparaissent bleuâtres, ou tirent sur un vert enchanteur, tandis que les plages claires sont mises en valeur dans des tons automnaux. Le dessin de Secchi peut paraître hautement nuancé, surtout en regard des cartes fades et ternes d'aujourd'hui, mais l'honnêteté du père jésuite ne peut être mise en doute. Angelo Secchi est considéré comme l'un des pionniers de l'astrophysique, et il fut le premier à proposer une classification spectrale des étoiles. Pour établir cette dernière, Secchi a patiemment observé la couleur de plusieurs milliers d'étoiles, et on peut donc être certain qu'il n'a dessiné que ce que ses yeux lui ont montré.

Pour Secchi, il ne fait plus aucun doute que l'eau liquide existe sur Mars et que la surface martienne est découpée en mers et en continents. Comment, sinon, expliquer les teintes bleutés de la surface ? Cette vision maritime de la planète Mars est rapidement acceptée par les astronomes. En 1867, Richard Anthony Proctor publie sa propre carte de Mars. Par analogie avec la Terre, les étendues claires jaunes orangées sont désignées comme des déserts, tandis que les régions sombres et bleuâtres sont assimilées à des océans, des mers ou des lacs. Reste que la topographie martienne est mouvante, et que les cartes ne correspondent parfois plus avec la réalité : d'année en année, certaines zones sombres enflent démesurément, jusqu'à recouvrir de larges régions préalablement désertiques. Ce phénomène semble confirmer leur nature liquide : les astronomes assistent simplement à d'énormes inondations, les mers et les océans empiétant sur les terres émergées.

L'hypothèse maritime ne fait pourtant pas l'unanimité. John Philipps, un professeur de géologie d'Oxford, qui avait profité de l'opposition de 1862 pour scruter intensément la planète Mars, met en doute la nature des zones sombres. Selon lui, ces dernières pourraient être des terres mornes et grisâtres, à l'image des mers lunaires. Philipps note également que si les taches sombres sont bien des mers, elles devraient réfléchir la lumière du Soleil. Pour l'astronome Giovanni Schiaparelli, cette réflexion spéculaire devrait donner naissance à un point lumineux aussi brillant qu'une étoile de troisième magnitude à la surface de Mars. Or, bien que la position du point où devait se réfléchir l'image du Soleil ait été publiée durant de nombreuses années dans les éphémérides astronomiques, personne n'assista jamais au phénomène ...

Emmanuel Liais, un astronome français travaillant à l'observatoire de Paris, va alors suggérer une autre explication, qui va malheureusement être largement ignorée des années durant. Dans son ouvrage intitulé "L'espace céleste", publié en 1865 et illustré de nombreuses esquisses en couleurs de Mars exécutées en 1860, Liais estime que les zones sombres pourraient correspondre non pas à des étendues d'eau liquide, mais à un couvert végétal.

Dans son superbe recueil "la planète Mars", remarquable compilation de toutes les observations martiennes réalisées jusqu'alors, Camille Flammarion défend l'hypothèse maritime, sans pour autant exclure la présence de végétation. Fasciné par la question de l'existence d'une vie extraterrestre sur les autres planètes, Flammarion ne peut effectivement pas se résoudre à accepter la stérilité des étendues désertiques martiennes. Mars, qui semble posséder tous les attributs nécessaires à la vie, ne mérite pas d'être un globe sans vie ! Flammarion estime alors que les zones ocres sont recouvertes d'une végétation ... rougeâtre ! Après tout, pourquoi la végétation martienne serait-elle verte, s'interroge Flammarion ? L'astronome remarque que lorsque l'on sépare les composants de la chlorophylle par le procédé de chromatographie, on obtient  deux pigments, l'un vert (chlorophylle a et chlorophylle a) et l'autre jaune (carotène et xanthophylle). La végétation martienne, qui n'a pas a être identique à celle de la Terre, pourrait très bien n'utiliser que le second élément pour sa chlorophylle, ce qui lui donnerait une apparence jaune, et expliquerait les teintes fauves des étendues végétales ...

Lors de l'opposition de 1892, William Henry Pickering, le directeur de l'observatoire de Lick, réalisa des observations particulièrement controversées (il indiqua en particulier avoir aperçu de la neige tombant en flocons sur des sommets montagneux de la bande équatoriale, puis fondre peu après). Pickering assista à un phénomène étrange, qui entrait en contradiction avec la vision maritime de Mars. Certains des canaux décrits par Schiaparelli traversaient impunément les zones sombres, qui ne pouvaient donc plus être des mers ou des océans. Pour Pickering, la teinte verdâtre suggérait plutôt une origine organique, et les grandes étendues sombres devaient être formées par un prodigieux entrelacement d'espèces végétales (comme l'avait déjà suggéré d'Emmanuel Liais dans les années 1860). Comme Flammarion, Pickering croyait lui aussi en la présence de végétaux sur Mars, même si, pour les deux astronomes, ces derniers n'étaient ni au même endroit, ni de la même couleur !

L'excentrique Percival Lowell avait de plus noté qu'au printemps et en été, certaines taches exhibaient clairement des teintes bleuâtres ou verdâtres. Avec l'arrivée de l'automne, ces zones sombres se mettaient à revêtir un habit brun rouille, violacé ou carmin, une palette de couleurs qui évoquait irrésistiblement celles de nos forets en automne, lorsque les arbres se mettent à faner. L'hypothèse végétale gagnait donc progressivement du terrain sur l'hypothèse maritime, d'autant plus que la couleur n'était pas le seul indice en faveur de l'existence d'une jungle luxuriante sur Mars.

Les observateurs attentifs avaient effectivement remarqué que certaines taches sombres subissaient des variations de taille de grande envergure. A certains moments, les plages sombres prenaient de l'ampleur, tandis que leurs frontières grignotaient peu à peu les déserts clairs. Refusant de capituler, ces derniers s'élançaient à leur tour vers les ombres envahissantes qui fondaient alors comme neige au soleil. Pour les observateurs, la rapidité avec laquelle ces modifications se produisaient (certains secteurs de la surface de Mars pouvaient changer singulièrement d'aspect en l'espace de quelques semaines), ainsi que leur ampleur ne pouvaient s'expliquer que par l'avancée d'étendues végétales sur des terres désertiques devenues soudain plus fertiles et accueillantes.

Un autre changement, saisonnier celui-là, semblait confirmer cette hypothèse. Au début du printemps, alors que les premiers rayons du Soleil commencent à lécher les glaces de la calotte polaire, une vague sombre se matérialise au niveau du pôle et commence une lente migration en direction des basses latitudes. Tout se passe comme si une formidable bombe explosait au niveau du pôle en générant une onde de choc annulaire progressant de tous côtés. Le phénomène a tellement d'ampleur que la vague obscure dépasse parfois l'équateur et s'étale dans l'hémisphère opposé ! Fasciné par cette sorte de marée noire martienne, Lowell avait même réussi à en déterminer la vitesse de progression. D'après ses calculs, la vague se déplaçait à la vitesse de 30 km par jour ! Cette dernière n'étant pas bloquée par les reliefs, il devint rapidement clair que l'agent responsable de l'assombrissement se propageait par voie atmosphérique, et non pas par voie terrestre. Pour de nombreux astronomes, ce phénomène s'expliquait par une augmentation de l'humidité atmosphérique, qui réveillait sur son passage une vie végétale.

En 1906, dans son ouvrage "Mars et ses canaux", Lowell voyait "l'existence de végétaux sur cette planète comme la seule explication possible des traces sombres que l'on peut y voir : celles-ci sont remarquables non seulement par leur apparence à un moment donné, mais aussi par les changements qu'elles subissent à chaque saison successive de l'année martienne". Si, quelques années plus tard, la réalité des canaux martiens sera sérieusement remise en question, la présence - tout aussi spéculative - d'une végétation sur Mars sera encore largement acceptée par les scientifiques jusqu'au milieu du XXe siècle. En 1947, le soviétique Gavriil A. Tikhov, bien déterminé à étudier la végétation martienne, dota même l'institut de physique et d'astronomie de l'académie des sciences du Kazakhstan d'une chaire d'astrobotanique !

L'hypothèse de l'existence d'une végétation martienne se heurtait pourtant à un obstacle sérieux : les scientifiques étaient en effet incapables de détecter la moindre trace de chlorophylle sur Mars. Ce pigment végétal, qui permet aux végétaux de réaliser la photosynthèse et de fabriquer des sucres à partir de dioxyde de carbone, d'eau et de lumière, réfléchit fortement les longueurs d'onde vertes (et absorbe fortement les longueurs d'ondes bleues, vers 450 nm, et rouges, vers 650 nm), ce qui lui donne sa couleur caractéristique. Par contre, la structure cellulaire interne des feuilles agit comme un véritable déflecteur pour les longueurs d'onde situées dans le proche infrarouge, et les couverts végétaux en bonne santé ressortent comme des taches très brillantes sur les clichés obtenus dans ce domaine du spectre lumineux. Or, dans l'infrarouge, les régions foncées de Mars apparaissaient très sombres, et non très brillantes, comme on était en droit de s'y attendre de la part d'océans de verdure.

En 1957, William Sinton réalisa une étude spectrographique de la surface martienne dans le domaine de l'infrarouge. Les spectres obtenus pour la région de Syrtis Major montraient trois bandes d'absorption à 3,45, 3,58 et 3,69 micromètres, caractéristiques de la présence de matières organiques. A l'époque, Sinton pensait tenir la preuve définitive de l'existence d'une végétation sur Mars. On sait maintenant que deux des bandes observées (3.58 et 3.69) étaient dues à l'absorption du deutérium présent dans l'atmosphère terrestre. Quant à la première bande (3,45), que l'on rencontre fréquemment dans les molécules organiques complexes, aucune explication n'a encore été trouvée à ce jour (elle pourrait cependant être due à la présence de carbonates, qui n'ont pourtant jamais été détectés par les spectromètres des sondes spatiales).

Les couleurs de certaines régions de la surface martienne, ainsi que les changements (saisonniers ou non) qu'elles subissaient avaient conduit les astronomes à croire en l'existence d'une végétation sur Mars. Aujourd'hui, nous savons que tout cela n'était qu'une illusion de contraste, là ou les canaux martiens avaient été illusion de forme. Vision poétique et naïve, la végétation martienne n'a probablement existé que dans les rêves des terriens, et jamais le vent martien n'a fait bruisser le moindre feuillage sur la planète rouge.

L'avancée et le retrait des taches sombres sont simplement dus à la nature poussiéreuse de Mars. Les régions sombres sont généralement des affleurements de roches volcaniques, tandis que les déserts clairs correspondent la plupart du temps à des terrains drapés par un manteau de poussière. Lorsque la couverture de poussière est décapée par les vents, et que les roches sont mises à nu, les régions sombres semblent étendre leur emprise sur la surface martienne. Au contraire, une accumulation massive de poussière (au crépuscule d'une tempête de poussière par exemple) peut facilement faire disparaître de vastes étendues sombres. Quant aux inquiétantes vagues d'assombrissement qui étendaient leurs voiles ténébreux à la surface de Mars, ils seraient paradoxalement dus à des vagues d'éclaircissement. Cette explication, proposée par le grand astronome Charles Capen, prouve encore une fois la facilité avec laquelle Mars peut nous tromper. Au printemps, la fonte de la pellicule de glace déposée en hiver dévoilerait des dépôts clairs de poussière, qui rendraient alors plus sombres les terrains alentours ...

Quant aux vifs reflets bleus et verts des régions sombres, qui étaient réellement observés par les astronomes, ils doivent être mis sur le compte d'une illusion d'optique connue sous le nom de contraste simultanée. Comme l'avait noté dès 1839 un chimiste français (M.E. Chevreul), lorsque des couleurs relativement neutres et continues sont vues côte à côte, elles vont apparaître de manière aussi différente que possible. Ainsi, les étendues sombres, qui exhibent en réalité des teintes ternes évoluant entre le rouge foncé et le gris-brun, se parent soudain de tons bleuâtres et verdâtres lorsqu'elles sont observées au voisinage des plages jaune orange des déserts martiens. Par le jeu d'une étonnante distorsion de la perception, l'apparence d'une couleur dépend donc plus souvent des couleurs voisines que de sa nature réelle. Comme nous l'avons vu plus haut, cette explication purement physique avait déjà été soulevée au XIXe par les astronomes John Herschel et François Arago, mais elle a vite été reléguée aux oubliettes, condamnée sans doute par son manque de poésie.

L'homme avait à peine rivé son oeil à l'oculaire d'une lunette que les couleurs de Mars avaient déjà commencé à lui jouer des tours. Pendant des décennies, les habiles observateurs qui s'évertuaient à découvrir la véritable nature des terrains sombres ont été trompés de la manière la plus cruelle qui soit. Fragilisé par ses propres croyances, l'homme est une cible de choix pour ceux qui savent jouer avec les illusions. Et Mars n'est rien d'autre qu'un monde d'illusions ...

Aujourd'hui, alors que des sondes spatiales équipées de caméras surpuissantes quadrillent jour et nuit le globe martien, il serait tentant de croire que les véritables couleurs de Mars sont définitivement établies. Pourtant, aussi paradoxale que cela puisse paraître, elles sont encore sujettes à controverse ...

La couleur du ciel martien

Le 21 juillet 1976, au lendemain de l'atterrissage historique du module Viking I sur le site de Chryse Planitia, la presque totalité du personnel du Jet Propulsion Laboratory a les yeux rivés sur les moniteurs de contrôle, dans l'attente anxieuse de la première image en couleur émise depuis la surface de Mars.

Un compte rendu assez précis des évènements qui se sont déroulés ce jour là est relaté par Gilbert Levin, le responsable de l'une des trois expériences biologiques embarquées sur les atterrisseurs Viking, dans le livre "Mars, the living Planet" de Barry DiGregorio.

Le 21 juillet, Gilbert Levin était présent au JPL, en compagnie de son fils Ron (aujourd'hui physicien au Massachusetts Institute of Technology). Lorsque, après une attente qui ne semble devoir ne jamais finir, le panorama couleur s'affiche sur les écrans de contrôle, les scientifiques ont l'incroyable surprise de découvrir un panorama intensément terrestre. Sur un ciel bleu pale, une plaine désertique brun jaune s'étale à perte de vue, parsemée ici et là de roches exhibant la teinte typique des basaltes, un noir très sombre avec des reflets bleutés. Un peu après, un technicien s'approche des moniteurs et commence à jouer avec les commandes de réglage. Quand il quitte le premier écran pour s'approcher d'un autre, le panorama martien a changé du tout au tout. Le ciel a perdu sa couleur terrestre et apparaît rose saumon, tandis que le sol a pris une teinte rouge orangé. Intrigué, le fils de Levin s'arrête devant un moniteur et tente de rétablir les couleurs d'origine. Quelques minutes plus tard, il sera sévèrement sermonné par le chef de projet de la mission Viking, l'autoritaire James Martin, qui tient apparemment beaucoup à la version rouge sang du panorama martien.

Officiellement, la NASA a procédé à cette retouche un peu sauvage pour régler un problème esthétique avec le drapeau américain. Peint sur la structure métallique blanche de la sonde, celui-ci affiche des couleurs hors normes : il est violet et jaune ! Pour les responsables de la communication, c'est inacceptable et il est hors de question de diffuser des photographies avec un drapeau américain chromatiquement mutilé. Les palettes de couleur des clichés Viking doivent donc être retouchées pour rendre au drapeau américain ses couleurs d'origine.

Dès la découverte du problème, le service des relations publiques de la NASA reçoit l'ordre d'arrêter la diffusion des images originales non retouchées. Même s'il est déjà trop tard (quelques images montrant le ciel bleu ayant déjà filtrées à l'extérieur), la NASA publie un panorama officiel dans des couleurs dignes d'une planète rouge idéalisée. L'agence spatiale américaine apportera un peu après des corrections plus rigoureuses et subtiles, qui aboutiront à la disparition des tons criards. Le sol prendra une teinte brun rouge et le ciel aura une couleur jaune brun, très similaire à celle du caramel. Pendant de nombreuses années, le ciel martien sera donc tout sauf bleu dans l'esprit du public. Récemment, la NASA a publié un nouveau lot d'images Viking, qui montrent un ciel bleu pâle identique à celui du premier panorama couleur transmis depuis la surface martienne.

Si le coloriage des images obtenues par les sondes Viking reste controversé, c'est d'abord parce qu'il a fait disparaître sur certaines roches d'étranges taches vertes. Après avoir analysé les données transmises par son instrument Labeled Release (l'un des trois détecteurs biologiques embarqués sur les atterrisseurs Viking), Gilbert Levin était convaincu d'avoir détecté la présence de formes de vie à la surface de Mars, une opinion qui a immédiatement été reçue avec un fort scepticisme par ses collègues. Désireux de convaincre la NASA de la justesse de ces vues, Levin crut voir dans les taches vertes adhérant à la surface des roches martiennes une preuve indéniable de l'existence d'une vie martienne. Pour Levin, ces taches ressemblaient comme deux gouttes d'eau à des lichens terrestres !

L'espace d'un instant, la mythique végétation martienne était donc revenue hanter l'homme, certes à une toute autre échelle : l'avancée des connaissances conduisant immanquablement à une perte d'innocence, les immenses forets végétales avaient laissé place à  quelques centimètres carrés de matière végétale accrochées à la surface rugueuse d'une roche ...

Lorsqu'il s'aperçoit que la NASA n'a aucune volonté d'analyser ce phénomène, Levin obtient l'autorisation d'accéder aux clichés originaux et se lance dans une analyse fouillée. Les membres de l'équipe responsable des caméras, qui estiment être les seules personnes légitimement autorisées à étudier les clichés, prennent les travaux de Levin comme une attaque personnelle et une remise en question de leurs compétences. Les lichens de Levin - qui, en défendant l'hypothèse de l'existence d'une vie martienne, fait déjà figure d'original -, vont rapidement devenir un sujet de moquerie au sein des équipes Viking.

Etant donné que l'une des conséquences de l'altération chromatique des images avait été l'effacement de taches suspectes, et que derrière la couleur verte de ces dernières se profilait la question fondamentale de l'existence d'une vie martienne, certaines personnes ont commencé à voir dans toute cette histoire une conspiration orchestrée par la NASA, sorte de parent pauvre de la conspiration du visage. C'est pourquoi l'on trouve aujourd'hui sur Internet de nombreux sites dénonçant une manipulation de la palette des clichés martiens par la NASA, l'agence spatiale américaine souhaitant ainsi dissimuler aux yeux du public des informations capitales. La réalité est, comme toujours, bien moins excitante. Passionné par son sujet, et en dépit de la rigueur scientifique dont il a toujours fait preuve, Gilbert Levin s'est laissé abusé, comme tant d'autres avant lui, par le jeu des couleurs martiennes. 21 ans après l'arrivée des sondes Viking, l'atterrisseur Pathfinder a tenté de déceler la signature de la chlorophylle à la surface de Mars grâce à un filtre infrarouge qui équipait sa caméra. Il n'a pas eu plus de chance que ses prédécesseurs ...

Outre cet épisode rocambolesque, l'étalonnage laborieux des clichés Viking a surtout amené une certaine confusion quant à la couleur réelle de la voûte martienne. Vous êtes vous jamais demandé de quelle couleur peut bien être le ciel de Mars ? Serait-il bleu, comme celui de la Terre, ou au contraire flamboyant et sanguin ? D'un point de vue théorique, contrairement à ce que l'on pourrait croire, le ciel de Mars devrait ressembler au ciel terrestre. Sur certaines images obtenues par le télescope spatial Hubble, la mince couche d'atmosphère qui entoure la planète apparaît d'ailleurs légèrement bleutée.

Sur Terre, les molécules d'air diffusent mieux la lumière bleue que la lumière rouge, ce qui donne au ciel sa couleur caractéristique. Ce phénomène est connu sous le nom de diffusion de Rayleigh. Il intervient lorsque les particules ou molécules concernées sont d'une taille très inférieure à la longueur d'onde de la lumière. A cause de la diffusion de Rayleigh, la lumière bleue est six fois plus diffusée que la lumière rouge. Une grande partie de la lumière bleue émise par le soleil est donc diffusée par l'atmosphère dans toutes les directions, alors que les autres longueurs d'ondes nous parviennent plus directement, en ayant subi une diffusion moins grande. Un observateur regardant dans toutes les directions (sauf celle du Soleil) voit donc un ciel bleu.

La situation est légèrement différente au couchant : A ce moment là, les rayons du soleil doivent traverser une épaisseur beaucoup plus importante d'atmosphère, qui va alors diffuser complètement les courtes longueurs d'ondes. La lumière qui nous parvient est très fortement appauvrie en bleu, ce qui permet à la composante rouge de s'exprimer. Le ciel s'embrasse alors autour d'un soleil rouge orangé.

Sur Mars, la molécule de CO2, qui compose la majeure partie de l'atmosphère martienne joue le même rôle que les molécules d'O2 et de N2 de l'atmosphère terrestre. Bleu le jour et rouge au couchant, voilà donc à quoi le ciel martien devrait ressembler.

Le bleu que nous évoquons ici n'est d'ailleurs pas un bleu sale ou délavé, mais bien un bleu profond. Etant donné que l'atmosphère martienne est beaucoup plus ténue que l'atmosphère terrestre, le nombre de molécules rencontrées par les rayons lumineux est effectivement plus faible. La diffusion est donc moins importante, et le ciel devrait alors être d'un bleu profond, exactement comme le ciel terrestre en haute montagne. Sur Terre, si le ciel est bleu pâle au niveau de la mer, il devient effectivement de plus en plus sombre à mesure que l'on s'élève, à cause de la diminution de la pression atmosphérique, et donc du nombre de molécules capables de diffuser la lumière. Vers 3000 mètres, le bleu commence à virer au noir et quelques kilomètres plus haut, il devient possible d'observer en plein jour les étoiles les plus brillantes de la voûte céleste. Sur Mars, ce phénomène doit être encore plus prononcé, et le bleu foncé du ciel martien pourrait, au sommet de certains volcans, présenter de subtiles nuances pourprées ...

Vous aurez beau compulser frénétiquement tous les atlas martiens disponibles, vous aurez beaucoup de mal à apercevoir le moindre coin de ciel bleu. Même les images les plus récentes, comme celles acquises par la sonde Pathfinder en 1997, continuent de montrer un ciel caramel ...

La solution de ce paradoxe tient dans la prise en compte d'un élément fondamental du monde martien, dont l'influence est énorme dans la climatologie et la dynamique de l'atmosphère : la poussière. Mars est par définition une planète très poussiéreuse, et même en l'absence des fameuses tempêtes de poussière qui obscurcissent parfois la totalité du globe martien, le ciel de Mars contient toujours une quantité appréciable d'aérosols. Ces derniers absorberaient préférentiellement le bleu, laissant le champ libre à la lumière rouge, d'où les teintes brunes, jaunes ou saumon du ciel martien.

L'impact de la poussière atmosphérique sur la clarté du ciel n'est d'ailleurs pas encore bien compris. Au cours de la mission Pathfinder, les scientifiques se sont basés sur l'aspect plus ou moins rouge de la surface des roches pour estimer l'importance du manteau de poussière qui les recouvrait. En première approche, les surfaces les moins rouges semblaient libres de poussière, ce qui en faisaient des cibles de choix pour le petit robot Sojourner. Malheureusement, la lumière typiquement martienne qui baignait le site d'Ares Vallis modifiait les teintes des roches, et l'on se demande aujourd'hui si le petit robot Sojourner n'a pas analysée autre chose que la poussière qui adhérait aux roches ...

L'idée populaire selon laquelle le ciel martien est rose saumon ou brun caramel est donc partiellement erronée : tout dépend en fait de son état de propreté. Chargé de poussière, le ciel martien apparaît jaune ou brun. Mais après une période d'accalmie suffisamment longue pour permettre la sédimentation de la poussière, il devrait logiquement être aussi bleu que l'océan ...

Au fil des siècles, affecté par une perception biaisée et émotionnelle des couleurs, l'homme n'a jamais cessé de se représenter Mars d'une manière qui doit plus à son imagination ou à ses fantasmes qu'à une estimation objective de la réalité. Avec l'intensification actuelle de l'exploration martienne, il est certain que les couleurs martiennes vont encore pouvoir nous jouer bien des tours ... 

Dessin de Percival Lowell

Un croquis de Mars haut en couleurs exécuté par Percival Lowell. Dès les premières observations télescopiques, les astronomes avaient repéré des taches bleutées ou vertes sur Mars. Pour certains il s'agissait d'océans, pour d'autres de jungles végétales. On sait aujourd'hui que ces teintes enchanteresses n'étaient dues qu'à une simple illusion de contraste (Crédit photo : droits réservés).

La planete Mars observee par Hubble en 1999

Le globe martien observé par le télescope spatial Hubble en 1999. La planète tire clairement sur le rouge, ce qui concorde avec notre vision idéale d'une planète sanguine (Crédit photo : Hubble Space Telescope).

Mars observee par la sonde Mars Global Surveyor

Le globe martien photographié par la caméra grand angle de Mars Global Surveyor. Exit le rouge, la surface de Mars dévoile une teinte brun-jaune beaucoup plus retenue, très proche de sa véritable couleur. La planète Mars change sensiblement de couleur selon les conditions d'observation (distance, grossissement), un phénomène déjà clairement visible avec un simple télescope. A l'œil nu, ou sous un faible grossissement, Mars apparaît rouge. Dès que l'on augmente le grossissement, l'astre devient orange, puis jaune citron, avant de prendre une teinte brun-jaune. A faible grossissement, la couleur de Mars est la somme des couleurs des différentes régions qui constituent sa surface. A cause de la présence d'une quantité non négligeable d'oxydes de fer, cette couleur moyenne tire nettement sur le rouge, ce qui explique le surnom de "planète rouge" donne à Mars, surnom qui n'est en rien usurpé. Ce n'est que lorsque l'on s'approche (réduction de distance pour les sondes spatiales, augmentation du grossissement pour les lunettes et télescopes) que l'œil commence à résoudre de façon plus fine les couleurs de la surface. Finalement, cette dernière prendra une teinte caramel, qui est sa véritable couleur (Crédit photo : MSSS/NASA).

Le volcan Ceraunius Tholus

Les fameuses zones sombres mouvantes qui marbrent la surface de Mars ne sont dues qu'à l'avancée et au retrait de la poussière martienne sous l'influence des vents qui balayent la surface. Cette image, obtenue par la caméra grand angle de Mars Global Surveyor, montre une accumulation de poussière très claire sur le flanc ouest du volcan Ceraunius Tholus. Lorsque la poussière se dépose sur des affleurements rocheux, ces derniers s'éclaircissent de manière non négligeable. Au contraire, lorsque les vents décapent le manteau de poussière en révélant le socle rocheux sous-jacent, la surface s'assombrit (Crédit photo : MSSS/NASA).

Une scene du film "Mission to Mars"

Dans l'imaginaire collectif, Mars est une planète monochrome, ou un ciel sanguin se confond à l'horizon avec des étendues désertiques rouge brique. La palette des couleurs martiennes, centrée sur le rouge, évoque irrésistiblement un monde exotique, différent et inquiétant. Toutes les représentations de Mars sacrifient plus ou moins implicitement à cette vision idéale, comme le montre cette scène tirée du film "Mission to Mars". Ici, nul besoin d'une débauche d'effets spéciaux pour évoquer Mars : un simple filtre rouge appliqué devant une caméra, et le tour est joué (Crédit photo : © Touchstone Pictures. All Rights Reserved).

Lever de Soleil sur Utopia Planitia

Le jour se lève sur Utopia Planitia, le site d'atterrissage de la sonde Viking 2. Le minuscule soleil, tête d'épingle éclatante dépassant à l'horizon, est entouré d'un halo blanc bleu (Crédit photo : NASA/JPL).

Utopia Planitia vu par Viking II

La vision idéale de la surface martienne obtenue par l'atterrisseur Viking 2 : une surface orangée sous un ciel rose saumon (Crédit photo : NASA/JPL).

Lever de Soleil sur Ares Vallis

Un coucher de soleil sur le site d'Ares Vallis (sol 24) lors de la mission Pathfinder. Le soleil projette un superbe halo bleuté dans un ciel rosâtre qui s'assombrit de minute en minute. Quand l'atmosphère est chargée de poussière, le ciel peut rester lumineux plus de deux heures après le coucher du soleil (Crédit photo : NASA/JPL).

Panorama Viking

Cette image, prise par l'atterrisseur Viking 1, montre l'étonnant changement de coloration du ciel martien selon la valeur de la balance de couleurs. A gauche, le ciel apparaît bleuâtre, à droite il est brun pâle (Crédit photo : NASA/JPL).

Les couleurs du ciel martien

Au gré des clichés publiés sur les sites de la NASA et obtenus par les sondes Viking et Pathfinder, le ciel martien passe par toute une gamme de couleurs : il peut être franchement vert (Viking I), jaune, rose saumon, bleu gris ou blanc (Viking II) ou encore beige pale (Pathfinder). Cette étonnante palette de couleurs est-elle réellement le résultat d'un empoussièrement variable de l'atmosphère, ou seulement la preuve de notre incapacité à saisir, malgré le recours aux yeux électroniques des sondes, les véritables teintes du ciel martien ? (Crédit photo : NASA/JPL).

Sojourner en pleine analyse du rocher Yogi

Le Net foisonne de sites qui s'interrogent sur les véritables couleurs du ciel martien. Pour prouver que la couleur caramel ou rouge de l'atmosphère martienne n'est qu'une invention de la NASA, les webmasters présentent des images ou la balance des couleurs a été modifiée avec des logiciels de type photoshop. En quelques clics, ces personnes pensent redonner aux images leur aspect réel, ignorant de façon scandaleuse la difficulté de l'étalonnage d'images acquises par un instrument embarqué sur une sonde spatiale. Sur Mars le calibrage est un tel problème que l'on pense sérieusement, pour les prochaines missions au sol, à déposer une mire à plusieurs mètres des atterrisseurs, histoire de minimiser la diffusion de la lumière par les structures métalliques et de permettre une illumination complète de la cible. Pendant la mission Pathfinder, les scientifiques ont sous-estimé le revêtement poussiéreux qui adhérait à certaines roches à cause d'une méconnaissance de la façon dont la poussière atmosphérique affectait l'illumination de la surface. La lumière typiquement martienne qui baignait le site a effectivement donné l'impression que la surface de certaines roches était propre, et que ces dernières étaient donc propices aux analyses. A cause de cette illusion, le petit robot Sojourner n'a peut-être analysé que la poussière qui recouvrait ces roches (Crédit photo : NASA).

 

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