Chroniques martiennes

De l'eau au pôle sud : réflexion sur le premier résultat de Mars Express

Mercredi 28 janvier 2004
La calotte polaire sud observée par l'instrument Omega de Mars Express (crédit photo : ESA)

Que la mise en orbite de Mars Express autour de Mars représente un accomplissement majeur pour l'Europe, personne n'en doute. Que cette sonde soit en position de réaliser des découvertes majeures grâce à une instrumentation scientifique hors du commun, personne ne le conteste. Que l'orbiteur européen puisse être crédité de la mise en évidence d'eau au pôle sud est par contre plus discutable. Si les médias n'ont pas manqué de monter l'affaire en épingle, peu ont dégagé les véritables significations de la présence d'une banquise de glace au niveau de l'antarctique martien.

Lancée le 2 juin 2003 depuis le cosmodrome de Baïkonour au Kazakhstan, Mars Express s'est placée en orbite martienne le jour de noël. Après une série de manoeuvres propulsives, elle vient tout juste d'atteindre son orbite finale de cartographie autour de la planète rouge. La sonde n'a cependant pas attendu d'être exactement sur la bonne orbite pour activer ses instruments, et depuis le 5 janvier, ces derniers ont renvoyé des données d'une grande qualité : images spectaculaires en 3D et en couleurs de la surface martienne, vues spectrales du sol, cartes de la distribution d'espèces chimiques tel que la vapeur d'eau et l'ozone dans l'atmosphère, etc ...

De tous les résultats déjà engrangés, le plus médiatisé fut cependant la découverte d'importantes quantités de glace d'eau au niveau de la calotte polaire australe par le spectro-imageur Omega. En travaillant dans le visible et l'infrarouge, cet instrument français est capable de mesurer la composition chimique et minéralogique de la surface martienne.

La présence d'eau sur Mars est connue depuis fort longtemps. L'observation de réseaux de vallées et de chenaux d'inondations (des structures ressemblant à s'y méprendre à des lits de fleuves asséchés) par la sonde américaine Mariner 9 avaient déjà permis de suspecter que la planète Mars n'avait pas toujours été gelée et aride, et qu'à une époque lointaine, son climat avait du être suffisamment chaud pour permettre à l'eau liquide de couler librement à sa surface.

En 1976, les orbiteurs Viking confirmèrent les observations de Mariner 9, et découvrirent la réserve d'eau la plus importante de la planète. Les données du spectromètre infrarouge MAWD (teneur en vapeur d'eau de l'atmosphère), combinées à celle du radiomètre infrarouge IRTM (évolution des températures au sol) montrèrent effectivement que la calotte polaire permanente du pôle nord était principalement constituée d'eau gelée. Plus de 20 années plus tard, les mesures altimétriques de la sonde Mars Global Surveyor permirent d'estimer son volume : 1,2 à 1,7 millions de km3, soit une masse deux fois inférieure à celle de la calotte polaire du Groenland. Si la calotte boréale est taillée dans de la glace d'eau, les scientifiques estimaient que son équivalent austral était par contre formé de glace sèche. Après le retrait annuel de la calotte saisonnière, le seul matériau exposé à l'air était effectivement du dioxyde de carbone solide. La présence d'eau dans cette région n'était pas impossible en soi, mais si la molécule était effectivement présente, elle demeurait indétectable (certains scientifiques expliquaient ce paradoxe par la difficulté, pour les instruments, de percer la couche de poussière qui recouvrait la surface).

La découverte majeure suivante fut réalisée par la sonde Mars Odyssey. En 2002, cet orbiteur américain découvrit l'existence de vastes quantités de glace dans le premier mètre du sol martien, en particulier au niveau des hautes latitudes. La mesure était certes indirecte (les instruments de Mars Odyssey ne peuvent pas détecter directement la molécule d'eau, seulement l'un de ses constituants, l'atome d'hydrogène), mais elle prouva néanmoins que de formidables concentrations d'hydrogène existaient bel et bien dans la région circumpolaire australe, de la bordure de la calotte jusqu'à 60° de latitude sud. D'après les calculs, l'eau représenterait jusqu'à 60 % du volume du sol !

Pour ce qui est de la calotte polaire elle-même, les scientifiques persistaient à penser qu'il s'agissait d'une masse de dioxyde de carbone solide. Pourtant, en février 2003, une étude parue dans la revue Science (1) vit voler en éclat cette vieille conception historique. En combinant les données obtenues par l'instrument THEMIS de Mars Odyssey et celles du spectromètre TES de Mars Global Surveyor, les scientifiques estimèrent que la calotte sud, comme la calotte nord, devait être constituée en majorité de glace d'eau. Un résultat qui vient d'être confirmé avec brio, presque une année plus tard, par la sonde Mars Express.

Comme nous pouvons le voir, plutôt qu'une véritable découverte, Mars Express n'a fait que corroborer des résultats obtenus lors de missions précédentes. Ce qui explique que la NASA soit restée de glace devant l'annonce de l'ESA, au grand étonnement de plusieurs journaux nationaux. Bien entendu, il est toujours possible d'ergoter : Omega a détecté directement la signature de la molécule d'eau au niveau de la calotte polaire, alors que les orbiteurs américains n'ont mesuré sa présence que d'une manière indirecte, par des mesures de température et d'inertie thermique ...

Grâce à Mars Odyssey, Mars Global Surveyor et Mars Express, nous savons maintenant que la calotte polaire sud est constituée d'une couche de dioxyde de carbone solide d'une dizaine de mètres d'épaisseur recouvrant une banquise d'eau gelée. Cette carapace de glace sèche est percée par d'étonnantes dépressions circulaires, aux parois verticales, qui semblent découpées à l'emporte-pièce. Si le diamètre des dépressions varie entre quelques centaines de mètres et un kilomètre, la profondeur est par contre étonnamment constante, comme si les cuvettes avaient fini par atteindre une couche sous-jacente persistante. Grâce à sa résolution élevée (100 mètres par pixel), l'instrument Omega pourra vérifier s'il s'agit bel et bien d'un socle d'eau gelée exposé à l'air libre par la sublimation du CO2 solide. D'après les dernières observations, les dépressions s'élargiraient un peu plus chaque année (de 0,5 à 2,5 mètres). Tout indique que la calotte polaire australe est en train de fondre, et il n'est pas impossible qu'elle ait totalement disparu dans quelques siècles.

La découverte de la véritable nature de la calotte polaire sud a d'importantes conséquences. Pour l'exploration habitée de la planète Mars, c'est une excellente nouvelle, car avec autant d'eau à la surface et dans le proche sous-sol, les équipages n'auront pas besoin d'emporter avec eux des gourdes géantes pour survivre sur Mars. La situation est par contre plus préoccupante pour les adeptes de la terraformation. Jusqu'à aujourd'hui, les scientifiques pensaient que la calotte sud constituait un formidable réservoir de CO2, dans lequel il suffisait de puiser pour rendre à Mars une atmosphère épaisse. Les scénarios prévoyaient invariablement de faire fondre la calotte pour injecter dans l'atmosphère de vastes quantités de CO2, qui réchauffait la planète jusqu'à la température ou l'eau pouvait se remettre à couler. Or, si la calotte polaire sud ne possède qu'un mince film de 10 mètres d'épaisseur de CO2, sa sublimation totale ne libérerait que 0,36 mbar, soit environ 5 % de la pression atmosphérique actuelle, une broutille. En admettant que Mars ait conservé son CO2, celui-ci est donc caché ailleurs que dans la calotte polaire sud. Il pourrait être emprisonné sous la forme de carbonates, mais ces derniers échappent encore aujourd'hui à toutes les tentatives de détection.

La confirmation apportée par Mars Express a donc des répercutions fondamentales sur le passé et l'avenir de la planète rouge. Si cette contribution à la résolution du mystère de la calotte polaire sud doit être saluée, ce n'est qu'un avant-goût, une promesse des découvertes qui sont à la portée de l'orbiteur. Car Mars Express est probablement la sonde la mieux placée pour réaliser des avancées majeures dans la connaissance de la planète rouge. Si l'on fait le compte des réserves d'eau dont dispose actuellement Mars (glace des calottes, à laquelle vient s'ajouter d'infimes quantités de vapeur d'eau atmosphérique), on se rend vite compte qu'il en manque énormément. Il n'y en aurait par exemple pas assez pour remplir l'hypothétique océan qui devait recouvrir une bonne partie de l'hémisphère nord, au début de l'histoire géologique de la planète Mars. Si la planète rouge a reçu, tout comme la Terre, de grandes quantités d'eau au moment de sa formation, qu'est-elle devenue ? Tous les espoirs se portent vers l'existence d'un pergélisol, qui pourrait contenir des quantités inimaginables d'eau. Cette hypothèse, qui connaît un large succès dans la communauté scientifique, semble entre autre confirmée par les résultats de Mars Odyssey.

L'orbiteur américain ne peut cependant pénétrer que le premier mètre du sol martien, alors que Mars Express est équipé d'un radar capable de sonder la croûte martienne sur plusieurs kilomètres. Lorsque l'antenne de 40 mètres de MARSIS aura été déployée courant avril, et si l'instrument répond aux attentes de ses concepteurs, alors Mars Express écrira un nouveau chapitre du grand livre de l'exploration martienne, en nous permettant de découvrir pour la première fois ce qui se terre sous les déserts poussiéreux de la planète rouge.

Si les résultats du radar sont attendus avec impatience par la communauté scientifique, les autres instruments nous fourniront également une avalanche de données qui pourraient bien bouleverser nos conceptions actuelles sur Mars. Que ce soit les images de la caméra HRSC, les données minéralogiques d'Omega, les spectres de SPICAM et du PFS, les mesures d'ASPERA sur l'interaction du vent solaire avec l'atmosphère martienne, ou encore les données de radio-science de l'expérience Mars, Mars Express pourrait bien changer le visage de Mars, et donner enfin à l'Europe un rôle majeur dans l'exploration de la planète rouge.

(1) Exposed Water Ice Discovered near the South Pole of Mars, Science, 2003, vol 299 : 1048-1051.

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